Klaus Mann, l' »immigrant à vie » exilé d’une société bourgeoise bien pensante, écrasé par son père, est le digne « fils » de Schiller et du Sturm und Drang. Dandy dilettante et décadent pour ses amours ombrageuses à l’égard des jeunes hommes et de la drogue, il fut en réalité un intellectuel engagé sa vie durant contre toute forme de répression.

Au cours des années brunes (1931-1936), le fils du « Magicien », petit-bourgeois insolent et gâté sous la république de Weimar, ne fait que gravement constater la montée du nazisme, la peste brune. En effet, dès 1933, Klaus Mann délaissera quelque peu les plaisirs galants et insouciants pour une critique sociale et activiste de l’Allemagne hitlérienne naissante. A ses yeux, Berlin se perd entre désarroi et euphorie nationaliste, entre grotesque et rêves de grandeur, entre désespoir et vanité patriotique. Dès lors, l’enfant de Weimar quitte son berceau munichois en 1933, entraînant avec lui Erika, sa sœur chérie, et son père dans le long exil des proscrits.

Déchu de la nationalité allemande en 1934, il donne vie à la revue Die Sammlung, lettre ouverte aux expatriés, incontestablement antinazie et bientôt antifasciste.
Son roman Méphisto, paru en 1936 à Amsterdam, est une métaphore de son engagement contre les artistes allemands de talent, mais opportunistes, qui ont pu pactiser avec le nazisme. Il mobilise ainsi en Europe l’opposition intellectuelle, dont Gide, Aldous Huxley ou même son oncle, Heinrich Mann.
Dans son errance, il échouera à Paris, à Toulon, et jusque dans les froides contrées de Moscou… Mais Paris restera sa terre d’adoption. Il y rencontrera Gide (désormais son père spirituel), Cocteau, Rolland et son précieux ami Crevel.

Ses Années d’exil (1937-1949) vont se poursuivre jusqu’aux Etats-Unis. Dans son acharnement contre la peste brune, l’intellectuel d’une lucidité visionnaire souhaitera ardemment la défaite de l’Allemagne. Naturalisé tchèque, Klaus Mann érige son combat lors de conférences, véritables exhortations contre la folie meurtrière de Hitler. Sa chronique de l’exode allemand à travers l’Europe, Le Volcan, est publiée en 1939.
En 1943, désormais de nationalité américaine, Klaus Mann intègre une unité d’information et de propagande au sein de l’armée. Ce n’est qu’au début du printemps 1945 qu’il retournera dans la maison familiale à Munich. Proposant ses talents d’écriture comme journaliste, il se rend tristement compte que les « plumes expatriées » ont été bannies dans leur propre pays. La désaffection de son père, Thomas Mann, l’éloignement de sa sœur Erika, le suicide de son ami Crevel et bientôt de Stefan Zweig ne le lui laissent aucun espoir sinon d’achever une existence trop douloureuse.
Ayant toujours vécu en déraciné, entre deux continents, entre deux idéologies (son engagement intellectuel et son désespoir autodestructeur), entre deux systèmes sociétaux, petit-bourgeois d’une enfance dorée sous la république de Weimar et bohème d’apatride, cette schizophrénie lui était devenue infernale depuis longtemps.

La détresse de ce « condamné à la littérature » n’en finira pas de raconter l’agonie d’une Europe d’entre-deux-guerres fanatique et meurtrière. Artiste et militant, il lutte pour une littérature engagée. Le dandy devenu intellectuel activiste fut sans doute influencé par son amitié pour René Crevel, mais surtout par son admiration pour l’œuvre d’André Gide et pour celle de son oncle Heinrich.

En effet, dans la galerie de portraits qu’offre le Journal, Gide est la figure la plus marquante et s’impose au fils du « Magicien » comme la brillante alchimie de l’esthétisme et du moralisme.
Lutter contre « les opinions barbares des vivants », s’improviser médiateur de l’humanisme libéral, de l’esthétisme militant, d’un courant idéologique antinationaliste… Désormais, Klaus Mann se veut à la confluence de l’esthétisme et de l’éthique, à l’image du moralisme de Gide. L’écrivain émigré se surprendra investi d’une « responsabilité politique », en prise directe sur la marche de son temps.

Les Années brunes comme Les Années d’exil sont un témoignage brut, l’héritage d’une intimité sans fards ni recherche de raffinement stylistique, dont l’auteur ne projetait en aucun cas la publication. De style télégraphique, émaillé de brèves annotations, de sous-entendus familiers, d’allusions à ses correspondances assidues (Erika, Brentano, Miro…) et à ses lectures (Rilke, Kafka, Balzac…), cette écriture du je est la transcription primitive de ses craintes et de ses aspirations.

Au cours de cette héroïque errance, lourde de désirs et de souffrances, Klaus Mann révèle son attachement à des problématiques d’une troublante modernité, telles que l’ubiquité morale de l’Homme, l’abolition des conventions morales et esthétiques (sexualité, mort, nature), l’aliénation et la perdition inévitables de l’espèce humaine.

De cigarettes en ampoules de morphine, le verbe se délie, son homosexualité est librement assumée, sa toxicomanie est vainement apprivoisée et sa fascination pour le suicide, de plus en plus menaçante (« vouloir la mort – ce n’est pas méprisable, mais sage. (…) Un égarement. (Mais y a-t-il un état qui soit meilleur ?) »). Klaus Mann y consigne, avec un naturel presque impudique, le maelström de ses tourments, de sa solitude, de son trouble.
Son attitude face à sa propre existence est résolument duelle : une fuite sans fin ou un abattement total… Soif de vie et désir de mort cohabitent.

Que ce soit à travers son journal, son essai autobiographique, Le Tournant, ses romans, dont Condamné à vivre (itinéraire d’un intellectuel en lutte contre le nazisme), le discernement et l’engagement du partisan ne parviendra pas à lutter contre l’aveuglement et l’accablement de la dépression de l’écrivain… Son Journal n’est finalement que le testament de toute une vie d’un « Moi radicalement solitaire, dans un isolement tragique ».