Ils sont jeunes, ils sont de gauche et ils se croisent surtout à New York. Mark, cinquième année d’une thèse consacrée aux mencheviks et radin notoire, se morfond à Syracuse où il pense passer à côté de sa vie. Récemment divorcé, il soupire à l’idée de transports sexuels dont le mariage l’a selon lui privé et s’adonne à la drague sur internet. Aux rencontres décevantes ou bancales, il préfère assez vite la masturbation devant les sites cheap qu’il consulte froidement. Sam est celui qui se verrait bien écrivain, un projet viscéral de roman sioniste absolu lui tenaillant l’ambition. Obsédé intellectuellement par tout ce qui touche à Israël, il peine pourtant à s’affirmer sur le sujet. Las de passer son temps à vérifier la taille de son Google (le nombre d’occurrences de son nom sur le web), il s’envole pour Jénine. Sur place, forcément, il rencontre l’Histoire et la Réalité Des Choses, qui passaient par là sous la forme d’un tank : « Les Palestiniens étaient des idiots. Mais les Israéliens -bah, les Israéliens étaient des salopards ». Keith, le troisième et dernier larron, est celui qui clôt le récit et dont le parcours semble le plus erratique. On le découvre à Harvard en étudiant influençable et sans le sou, dont le colocataire se tape la fille d’Al Gore entre deux joints. Quelques années plus tard, il épouse Jillian, rencontrée à la bibliothèque de la fac, après avoir fait sa demande le soir de la fausse victoire de l’éternel ex-vice-président. Ils se quittent aussi mollement qu’ils se sont épousés et Keith affronte à son tour les affres de la pré / post-trentaine : divorce précoce, souffrances psycho-généalogiques, nostalgie généralisée. De timide et maladroit étudiant, il se mue en érudit semi-prisé qui ne laisse plus les femmes indifférentes.

Dans la mesure où les trois personnages ne se rencontrent pas ni n’échangent quoi que ce soit entre eux, il faut sans doute voir dans cette Fabrique des jeunes gens tristes le portrait d’une génération : celle d’une gauche américaine qui fut gamine sous Reagan et qui chasse ses vieux démons en se livrant à une course intellectuelle désuète, dont la foi en le pouvoir de l’écrit n’est pas la moindre tare et dont l’investissement politique paraît à la fois trop obstiné et trop nécessaire pour être sérieusement considéré. Universitarisme, âme slave et littérature russe, judaïsme orthodoxe : l’univers de Keith Gessen est assez identifiable et s’inscrit dans un corpus littéraire et cinématographique plutôt conséquent. Même si la teneur de l’ensemble demeure sans doute un cran au-dessus de ce qu’un auteur français produirait dans le même genre, La Fabrique des jeunes gens tristes demeure une gentille satire d’un microcosme effectivement très endormi. Le découpage chronologique voulu par Gessen amuse au début mais ne parvient pas à éclipser la linéarité de l’ensemble. Mark, Keith et Sam foncent plus ou moins tête baissée dans la direction qu’on devine dès le début : nulle part. Sans doute parce que l’auteur lui-même ne sait pas où ils doivent aller. Et la question de savoir pourquoi l’un des personnages, le seul à s’exprimer à la première personne, porte le même prénom que l’auteur, peut ici présenter un intérêt et s’étendre à celle, plus vaste, du témoignage en littérature. Une fois encore, on se ravira de lire une traduction plutôt que les états d’âme d’un ancien mao fraîchement désencarté du PS. Car pour agaçante qu’elle soit, la candeur désarmée qui plane sur La Fabrique des jeunes gens tristes fait partie du genre et se voit compensée par l’humour mordant et absurde au possible qu’elle génère en réaction. Sans doute pas le roman de l’année, mais un premier roman prometteur qu’on lira sans déplaisir en pensant à Shteyngart, Woody Allen ou Seinfeld.