Maupassant, dans Une Vie, avait choisi de mettre en scène une femme, et c’est aussi un personnage féminin que Karel Schoeman donne consistance dans Cette vie. La comparaison entre les deux récits s’arrête là : la narratrice du romancier sud-africain, si elle revient sur son existence, celle de sa famille, avec une nostalgie profonde, n’a pas la désespérance née de rêves avortés, d’espoirs évanouis, d’ambitions réduites à néant qui caractérisait la Jeanne du Français. Schoeman ne raconte pas la désillusion mais l’acceptation, au regard de la mémoire de ceux qui vivent encore.

« Je suis couchée là, sans défense, livrée à la nuit, sans possibilité aucune de me soustraire au compte-rendu que l’on exige de moi ». La vieille dame qui voit défiler sa vie, allongée dans sa chambre d’enfant, vide sa mémoire avant de disparaître, comme ont disparu au fil du temps, un à un, tous ceux qu’elle a connus. « J’ai trop de souvenirs, dit-elle. Toute ma vie, j’ai eu trop d’occasions de regarder, d’écouter, de voir, d’entendre et de me souvenir. Je n’ai pas fait exprès d’emmagasiner toutes ces connaissance et je n’ai pas demandé à les retenir mais aujourd’hui que me voici arrivée au soir de ma vie, je considère toute cette sagesse et je me rends soudain compte qu’elle est loin d’être vaine». Cette femme qui va mourir a passé son existence à se taire. Unique fille, dernière d’une famille de trois enfants, elle a grandi dans l’ombre d’une mère autoritaire, distante, froide et sèche, dont l’inhospitalité avérée faisait fuir jusqu’aux rares voisins. Personne ne s’est jamais soucié d’elle. Elle a grandi, attrapant ce qu’elle pouvait attraper, aux côtés des serviteurs de la famille, dans les cuisines, en écoutant les précepteurs venus éduquer ses frères aînés, en observant les gens. Elle est restée silencieuse, fille modèle, a vieilli lentement, a accompagné sa mère jusqu’à sa mort. Elle s’est effacée, progressivement, la petite fille maigre trop sage devenant une jeune femme maigre discrète, une femme moins jeune solitaire, une vieille originale. Seuls moments de lumière dans cette existence d’abnégation assumée : ces heures de son adolescence où son frère aîné, Jakob, introduisait dans la sombre demeure familiale gaieté, fraîcheur, danger également, en épousant la jeune et si jolie Sofie ; puis, un peu plus tard, ces années pendant lesquelles elle a pu élever son neveu Maans, avant que, devenu adulte, il ne lui échappe.

A travers ce récit exemplaire de simplicité, on retrouve les thèmes familiers de Karel Schoeman, qui raconte l’effacement d’un monde aux structures archaïques, l’isolement d’une famille afrikaner installée dans un coin perdu du Roggeveld. A l’aube du XXe siècle, l’histoire est une tragédie domestique, tandis que la vieille dame qui s’éteint lève les voiles sur les anciens secrets de famille. Tout ce dont elle a été témoin, au fil du temps, recompose un puzzle complexe, un monde en miniature, rempli d’envies, de rancœurs, de jalousie, de colère, de honte, d’amour, de douleurs. Affleurent à la surface les origines honteuses de sa mère, fille de nomades ; la liaison de Sofie avec Pieter, le deuxième fils de la famille ; la fuite des deux amants ; la mort « accidentelle » de Jakob ; la trame complexe des jeux d’alliance. Du fond de son lit, la vieille dame n’a d’autre choix que de laisser revenir à elle cette mémoire des morts, de faire revivre ceux qui sont ses fantômes. Exemplaire de simplicité, donc, le récit devient néanmoins toujours plus dense au fil des pages. La réalité, brutale, rattrape rétrospectivement les souvenirs de jeunesse, les efface, les récrit et la violence ici, qui semble inhérente au pays même, n’est pas sans rappeler celle de Retour au pays bien-aimé.

Et puis il y a le silence, la solitude, le vide. L’abandon de l’homme sur des terres a priori hostiles. Une union à l’immensité. « Pays pauvre, pays rude, pays chéri. Comment ai-je pu vivre ici sans jamais te regarder, ou si peu, me contentant de temps à autre de coups d’œil furtifs qui m’ont laissée inassouvie, brûlant toujours du désir de te revoir ? », demande la vieille femme au fond de son lit, saluant la nature pour mieux sanctionner ceux qui l’habitent, « pays où le pardon n’existe pas, où le frère se dresse contre son frère et le valet contre son maître, où la transgression n’est jamais pardonnée, où l’écrit perpétue l’imposture, faisant de l’inscription gravée dans la pierre un mensonge». À la fin de tout cela, elle est la seule, celle qui sait, celle qui vit, à pouvoir encore offrir le repos à ceux qui ont souffert, et en une ultime élégie, à rendre hommage aux paysages, au désert, à la lumière, au lent passage des saisons.