Le vocabulaire juridique continue à désigner les vagabonds comme des « sans-aveu ». Cet archaïsme rappelle qu’au Moyen Âge, être avoué, c’était dépendre d’un puissant, mais aussi n’exister que par lui. L’individu qui avait quitté sa communauté originelle sans retrouver une place dans de nouveaux cadres sociaux devenait un sans-aveu. Il accomplissait à l’occasion quelques travaux saisonniers mais échappait à tout contrôle social. Aujourd’hui, le SDF, en marge du système de production et de consommation, se caractérise par la même absence d’attaches territoriales et familiales.
A l’origine, le Moyen Âge fut assez clément pour les errants, essor du christianisme obligeait. Ainsi Ambroise de Milan, évêque en 374, pouvait s’exclamer : « La terre a été établie en commun pour tous, riches et pauvres. » Mais peu à peu, et surtout après l’an mille, on se mit à distinguer ouvertement les pauvres authentiques, vrais blessés de la vie, des vagabonds asociaux et paresseux, les « oiseux, bélistres et autres caymans », qui se plaisaient à « aller veoir pays. » A partir du XVIe siècle, les ordonnances et les édits royaux se sont multipliés pour mettre le vagabond au travail. Ce n’est qu’avec la révolution que les bases d’un premier Etat-providence furent jetées, avec la reconnaissance que la misère « force les mendiants à être vagabonds. » Ce qui n’empêchera pas le XIXe siècle de criminaliser les « classes laborieuses, en voyant en elles une tourbe de nomades ». Aujourd’hui, le clochard, personnage pittoresque né des Trente Glorieuses, qui parfois choisissait de son plein gré l’errance, est remplacé par le SDF, qu’une journaliste du New York Times n’hésite pas à définir ainsi : « Marginal, anarchiste, musicien, ou chômeur en fin de droit, il est souvent alcoolique. »
José Cubero, agrégé d’histoire, à le mérite, à travers son récit limpide et très documenté de deux mille ans d’errances, de nous donner un éclairage du présent : à l’heure où le vagabondage est devenu une maladie du corps social et où l’individu qui en est frappé n’a plus besoin, pour mendier, de simuler une souffrance du corps, les SDF apparaissent comme la partie visible d’un iceberg de pauvreté beaucoup plus vaste. D’où cette gène des sédentaires, vieille de dix siècles, vis à vis d’une catégorie d’individus qui lui indique que manifestement tout ne va vraiment pas pour le mieux dans le meilleur des mondes.