Entre présent de l’écriture et passé du souvenir, D’ici là convoque ceux et celles, morts ou vivants, qui ont fait de John Berger un artiste. Il rend ainsi hommage à sa mère, à celui qu’il nomme son « passeur » (son initiateur aux jeux de hasard et à la peinture), à une amante anonyme, à son professeur. En brossant le portrait de ces hommes et femmes aimés, c’est l’écrivain qui bientôt se dévoile en filigrane. Mêlant souvenirs et fiction, les huit chapitres de D’ici là célèbrent la rencontre de l’auteur avec chacune de ses figures fondatrices. Le roman s’ouvre sur « Lisboa », où il s’entretient à plusieurs reprises avec sa mère, disparue quinze ans plus tôt. Dès les premières pages, on songe au Requiem de Tabucchi. Un rapprochement que Berger confirme très vite : « Peut-être que Lisbonne est une escale réservée aux morts ; peut-être que les morts se manifestent ici davantage que n’importe où ailleurs. L’écrivain italien Antonio Tabucchi, qui aime profondément Lisbonne, y a passé une journée entière avec eux ».

Mais le rapprochement s’arrêtera là. Requiem contait avec poésie et humour les déambulations oniriques d’un personnage dans les rues lisboètes, John Berger nous égare dans une autofiction laborieusement prosaïque. Sous couvert de réalisme, pas une description ne nous sera épargnée. Mais il y a pis encore : Berger a des poussées de grandiloquence. Prenons notre souffle : « Les grands marchés de poissons sont des endroits étranges. Dès qu’on y met le pied, on entre dans un royaume inconnu. Les oursins pierreux, les langoustes semblables à des sauterelles, les lamproies, les seiches, les morues, les turbots donnent l’impression qu’ici les repères de l’espace et du temps, de la longévité et de la douleur, de la clarté et de l’obscurité, de la vivacité et de la torpeur, de la reconnaissance et de l’indifférence n’ont plus rien à voir avec ceux que nous connaissons ». La surenchère asyndétique épouse ici au plus près la prétention solennelle de Berger. Chaque lieu, chaque rencontre évoqués sont autant d’occasions d’étaler avec complaisance des connaissances encyclopédiques sans inspiration. Loin d’émouvoir, D’ici là agace. Très vite, on ricane.

L’auteur confine au ridicule quand il donne dans la sentence cheap et déprimante. « Ce qui s’approche le plus de la certitude, c’est une grand-mère », assène-t-il. Le coup est rude, et poursuivre sa lecture devient héroïque. Alors que D’ici là nous tombe des mains, on songe avec regret à l’oeuvre de Tabucchi. Les mots de Requiem résonnent : « Outre une « sonate », ce Requiem est aussi un rêve, au cours duquel mon personnage va rencontrer des vivants et des morts sur le même plan : des personnes, des choses et des lieux qui avaient besoin, peut-être, d’une oraison ; et cette oraison, mon personnage n’a su la dire qu’à sa façon, par le biais d’un roman ». L’absence d’une telle générosité dans l’oeuvre de Berger est sans doute ce qui le perd dans un égocentrisme mesquin, qui ne célèbre in fine que son auteur. Ironie ultime, D’ici là se clôt sur ces mots qu’une femme lui adresse : « Les femmes se posent souvent des questions sur la vie des autres ; les hommes sont souvent trop ambitieux pour comprendre cela. D’autres vies, des vies passées, des vies que l’on aurait pu vivre. Et j’espérais que tes livres parleraient de cette autre vie ». On peut toujours espérer.