Au bord de l’encroûtement pour cause d’abus de confiance langienne, il était temps que Claude Chabrol passe un peu à autre chose. Bien lui en a pris de s’attaquer à l’affaire Elf, dossier qui ne pouvait pas mieux lui correspondre. Entre l’univers télévisé, les complots bourgeois et les coups de triques que ces derniers essuient, on est davantage chez L’Inspecteur Lavardin version Guignols de l’info que chez Costa-Gavras. C’est d’ailleurs toute la puissance de cet Ivresse du pouvoir, film qui conserve intactes sa cinglance politique et son estampille populaire, sans jamais renier les dispositifs de cinéma chers à son auteur. Plus qu’à tenter un film de genre, Chabrol s’amuse à tracer un grand damier ludique sur lequel il griffonne quelques combinaisons, ici légères, là glaçantes, là encore vénéneuses et envoûtantes. C’est le bon coté patriarche du maître qui se dessine ici : les changements de braquets ont beau se faire radicaux et putassiers, la truculence et la précision architecturale de ce cinéma de la mesure coule l’ensemble dans une banalité perverse, à la routine aussi délicieuse que dégénérescente.

Jeu de dupes et de chansonniers donc. Huppert-Joly verrouille Le Floch-Berléand, patron d’une grosse compagnie pétrolière, fusible d’une organisation mafieuse dont chaque plomb viendra témoigner avec suavité et roublardise vacharde. Forcément euphorique, ce petit jeu où le spectateur semble comme devant sa télé, à cligner de l’oeil lorsqu’il débusque un détournement comique de l’imagerie JT : la barbe de Berléand, l’accent pasquaien du sénateur débonnaire, la coupe dandy d’un autre qui lorgne selon les affinités sur la chevelure de Luc Ferry ou de Villepin. Cet oeil téléphage, Chabrol ausculte sa passivité et son impuissance, lui laissant le soin de dresser seul la vacuité d’une telle procédure. On y relève l’indécente pauvreté de la justice : pauvreté esthétique du mobilier des bureaux ou des cellules de prison, bassesse des procédés pour la quête de la vérité entre humiliations verbales ou vestimentaires, dragouilles pathétiques avec indics de luxe (Patrick Bruel dans un rôle de bellâtre capitaliste qui lui va comme un gant) qu’un piteux split screen vient cruellement souligner. Pauvreté aussi du pouvoir de la juge : sa vindicte l’isole de sa famille et l’expulse loin du monde pour un jansénisme Ikea totalement vain.

La énième présence d’Isabelle Huppert confirme ainsi ce sentiment d’inéluctabilité chabrolienne, plus fort que tout, de la révolte citoyenne au cynisme guignolesque des accusés. De film en film, elle incarne une sorte de mirage de cinéma, ici oriflamme avec gants et sac rouges qu’il faut suivre, recadrer ou dompter. On se souvient de Rien ne va plus, déclaration d’amour goguenarde mais transie, où le cinéaste et la star signaient un pacte : tu me laisses la caméra, en échange je te donne du cinéma. Dans L’Ivresse du pouvoir, le troc se mue en course poursuite. Par un panotage discret, un gros plan ou une médiocrité téléfilmique, Huppert s’échappe, combat, se délecte même avant de s’engluer dans les intérieurs cossus et de confondre son point de vue avec ceux qu’elle combat, comme si Chabrol, tapi dans l’ombre, lui tendait des pièges en vieux pervers pépère rigolard et subjugué. Alors certes, on peut le taxer de papy fataliste, il n’empêche qu’il est l’un des rares à trouver dans ce pourrissement une matière formidable de cinéma, qu’un soubresaut formel, une image, ou une actrice récurrente viendra toujours vivifier.