Si l’inceste oedipien (son interdit, sa transgression) a vraisemblablement modelé les comportements paranoïaques du XXe siècle (cette peste que la psychanalyse), une certaine tendance culturelle, accompagnant les avancées scientifiques sur le génome humain, la reproduction asexuée, et même la pornographie (Andrew Blake, Michel Houellebecq), semble dessiner un nouveau paradigme de la sexualité à l’aube de ce nouveau millénaire : ce que Deleuze appelait « l’inceste-schizo », qui « forme une ligne de fuite au lieu d’une reproduction circulaire, une progression au lieu d’une transgression (les problèmes avec la sœur, c’est quand même un peu mieux que les problèmes avec la mère, les schizophrènes le savent) » (in Kafka, Editions de Minuit, 1975).

C’est là un des points de départ du nouveau livre borderline de l’américain Jeffrey Eugenides (bien connu pour son roman Virgin suicides, adapté au ciné par Sofia Coppola) : un inceste consommé entre un frère et une soeur, émigrants grecs au début du siècle, dont deux générations successives suffiront pour produire le narrateur : la lolita moustachue Calliope Stephanides, hermaphrodite. Un être humain doté d’un vagin et d’un phallus, élevé culturellement comme une fille, dont l’adolescence révèle les fortes caractéristiques mâles. Dix ans d’écriture et plus de 600 pages de texte : Calliope, petite enfant sage, jeune fille plate, homme complexé, déroule les conditions historiques, culturelles, génétiques, qui ont conduit à son avènement. Roman épique (la fuite de Smyrne incendié par les Turcs en 1922, l’implantation en Amérique) et d’apprentissage (la révélation progressive d’une identité hybride, reliée aux transformations de l’adolescence, une certaine errance existentielle avant le choix adulte d’une identité fixée), déroulant un demi-siècle d’Histoire, (guerres, prohibition, taylorisme fordien, émeutes raciales, libération 70’s, psychanalyse new-yorkaise, des collines d’Asie Mineure aux villas cossues de Grosse Pointe à Détroit), Middlesex est une belle totalité (à la forme circulaire), fresque hybride (différents styles pour différentes époques, comme dessinant une carte du génome littéraire des 100 dernières années), dont l’ambition affichée est la création d’une mythologie moderne : le mythe antique de Tirésias déplacé dans les 70’s, un narrateur omniscient (qui raconte l’assaut des spermatozoïdes de son grand-père sur l’ovule de sa grand-mère), l’universel et le singulier reliés causalement (les grands événements historiques étant corrélés aux petits événements particuliers vécus par Calliope), l’écrivain faisant ainsi fusionner macrocosme et microcosme narratifs. Qui plus est, Middlesex est un roman américain, donc où la primeur est donnée à l’histoire. C’est agréable à lire, et l’arsenal théorique qui sous-tend le texte n’embarrasse jamais la narration. Bref, un bon livre.