Depuis son entrée récente dans le domaine du manga, Delcourt semble, avec l’aide d’Akata, tenir une politique étrange mais intéressante, ni vraiment auteuriste, ni vraiment commerciale. Explorer les marges de la production de masse, sans se couper des oeuvres qui s’inscrivent dans un système de catégories immédiatement identifiables. L’éditeur a sans doute raison : voir des « contrebandiers » s’affranchir des carcans tout en respectant ses règles est souvent plus passionnant que de subir les tentatives parfois un peu vaines de certains pseudo-auteurs de sortir du rang.

Avec Larme ultime (Saishu heiki kanojo) de Shin Takahashi, on est en plein coeur du sujet. C’est un shôjo, ça ne fait aucun doute : histoire d’amour pleurnicharde et contrariée entre deux lycéens, Shûji et Chise ; dessin éthéré et léger frôlant avec l’inconsistance ; alternance de scènes dramatiques et de comique neuneu ; personnages clichés – la jeune fille nunuche et le garçon faussement macho. Et même si Shin Takahashi s’essaye à quelques audaces visuelles parfois franchement gonflées -planches uniformément noires s’étalant sur plusieurs pages, cases typographiques, effets de mise en scène cinématographiques-, il est difficile d’oublier que le terrain d’expérimentation graphique au sein du shôjo a déjà été exploré par d’autres, notamment Clamp, avec des séries comme Trèfle.

Si les atermoiement amoureux des deux teenagers prennent parfois des détours, sinon surprenants, du moins plutôt bien pensés d’un point de vue psychologique, et si les recherches graphiques peuvent accrocher le lecteur blasé, ce qui distingue vraiment Larme ultime de ses acolytes du même genre, c’est sans doute sa vision incroyablement détachée de la guerre. En effet, Chise, lolita fragile et timide, a été transformée en machine de guerre indestructible par l’armée. On évitera soigneusement le couplet archi-rabattu sur la métaphore facile du passage à l’âge adulte. Non, ce qui surprend dans Larme ultime, c’est le soucis constant de l’auteur de montrer le conflit qui frappe le Japon, comme un élément presque anodin de la vie quotidienne de ses habitants. Sans véritablement dédramatiser l’événement, mais en évitant consciencieusement de s’attacher aux détails : on ne sait pas vraiment qui est l’adversaire, et on ne connaît pas non plus -pour le moment- les causes du conflit. Takahashi ne montre quasiment pas les affrontements, elle s’attarde sur quelques conséquences, et encore, en se contentant du point de vue des personnages principaux. Chise peut détruire une ville entière sans qu’on sache vraiment l’étendue des dégâts, matériels et humains. Par contre, Takahashi s’étendra sur plusieurs pages à décrire avec minutie comment cela affecte la relation entre les deux amants. Larme ultime ne provoquera sans doute pas « le même engouement que Neon Genesis Evangelion » comme l’affirme le dossier de presse. Reste qu’il faut bien lui reconnaître une certaine grâce, un rythme atone parfois agaçant mais qui a le mérite de proposer une vision pessimiste mais étonnamment langoureuse, presque sensuelle, de la guerre.