Première escale en compagnie d’une des plumes les plus singulières de la science-fiction britannique, la publication de Pollen témoigne d’un projet pour le moins ambitieux des éditions La Volte : publier l’intégrale des romans de Jeff Noon.

« Le canal des flics débordait de messages ce lointain matin, alors que je roulais vers Moss Side au volant de ma Fiery Comet. Je n’étais pas d’humeur pour les voix officielles -tous ces récits codés de violence factuelle ou imminente- je m’étais donc éloignée des ondes de la police, jusqu’à ce que je capte la voix de Gombo Yaya ». Pollen débute nonchalamment, façon hard-boiled, comme dans un antique roman noir signé Hammett ou Chandler. Du reste, c’est bien d’une enquête policière qu’il s’agit : dans un Manchester parallèle, la police enquête sur le meurtre de Coyote, le chien-taxi. Comme sa dernière course l’a conduit dans les faubourgs de la ville, les zombies comptent évidemment parmi les principaux suspects. Mais l’ombre-flic Sybil Jones sait bien que les zombies n’y sont pour rien. Ce qui a tué Coyote, c’est un bouquet de fleurs rouges, variante d‘Amaranthus Caudatus, qui l’a étouffé en poussant au fond de sa gorge. L’enquête s’annonce d’autant plus délicate en cette période d’émeutes interraciales (entre chiens et zombies), qu’un nuage de pollen concentré plane au-dessus de la ville et menace la population d’éternuements mortels.

Alerte sanitaire. Taux de pollinisation en hausse : 1 607 grains par mètre-cube.

« Il fait peu de doute à présent qu’une des découvertes les plus importantes du siècle dernier fut la possibilité d’enregistrer les rêves sur un support permettant de multiples lectures, une bande biomagnétique recouverte de Phantasme liquide. Cette libération de la psyché, dans la forme la plus avancée, fut bientôt connue sous le nom de Vurt. A travers les portes du Vurt, les gens pouvaient revisiter leurs propres rêves ou, plus dangereusement, visiter le rêve d’une autre personne, le rêve d’un étranger ». Le Vurt, c’est ainsi que Jeff Noon nomme indifféremment le monde des rêves, des mythes et des fantasmes. Un univers virtuelle (vurtuelle, ça y est, c’est dit) qui envahit peu à peu une réalité de plus en plus déglinguée depuis que tout le monde peut rêver les rêves des autres.

« Toutes les combinaisons étaient présentes. Peu de chiens ou d’humains purs, mais des centaines de mutants, fous, azimutés, entre les deux. Patibulaires créatures pour la plupart ; fragments de chien germant de formes humaines, bribes d’humanité entraperçue sur des visages velus ». Sans compter les zombies. Tout ça à cause d’un aphrodisiaque surpuissant, Fécondité 10, le désir en surchauffe, la Casanova de toutes les drogues. Fécondité 10 avait été la réponse des autorités à l’épidémie de stérilité qui avait frappé l’Angleterre. Du coup, il n’y avait désormais plus de limite à ce que l’on pouvait baiser. Même les morts étaient devenus désirables. Purs et chiens, robos et Vurt, tout le monde s’adonnait avec tout le monde aux délices de la nécrophilie. Sous l’influence de Fécondité 10, la barrière cellulaire entre les espèces avait lâché. Vurt ! Les bébés qui s’ensuivirent ne ressemblaient à rien de connu. Des « formes de vie non-viables » comme les appellent les autorités. « Mais les zombies n’étaient pas des tueurs-nés, juste des survivants désespérés. Le monde à cette époque était sur un fil du rasoir permanent entre les espèces ». Mais ça c’était encore avant que les humains et les fleurs aient des rapports sexuels…

L’auteur est né en 1957, dans la banlieue de Manchester. Musicien, peintre et dramaturge, malin, il dit ne surtout pas lire de science-fiction, mais Vurt, son premier roman, a été couronné par le prix Arthur C. Clarke en 1994 et depuis on le compare souvent à William Gibson. En réalité plus proche de William Burroughs que du pape du cyberpunk, il a également été un temps associé à l’éphémère génération « trash » anglaise, dans la mouvance de Irvine Welsh et de John King. Un malentendu de plus. Cela fait quand même beaucoup pour un seul homme. En revanche, il est, comme tout bon Anglais qui se respecte, hanté, littéralement obsédé par Lewis Carroll et Alice au pays des merveilles. Les éditions Flammarion s’étaient déjà essayées à publier Vurt et Alice automate, mais sans il est vrai susciter beaucoup de remous. Deux nouvelles avaient également été traduites (dans Discobiscuit – Alpha Bleue, et dans Intoxication – Diable Vauvert). Mais depuis plus rien. Jeff Noon auteur soi-disant culte en Grande Bretagne risquait fort de le rester ad vitam aeternam, dans notre plus grande indifférence… Jusqu’à ce que les éditions La Volte aient la saugrenue idée de publier Pollen, avant de s’atteler à la réédition de Vurt (nouvelle traduction de Marc Voline, en septembre 2006), puis d’annoncer tranquillement pour 2007 rien moins que la sortie de trois inédits : Pixel, Juice et Nymphomation. Un programme d’enfer, largement de quoi remettre les pendules à l’heure.

Rapport d’autopsie : poumon de la victime éclaté par balles de morve. Cause de la mort : éternuement par procuration.

Car indéniablement, Noon ne manque pas d’idées. Pour preuve : le rhume des foins est causé par le sexe, vous saviez ça ? Le pollen, sécrété par l’organe mâle de la fleur (l’anthère), voyage au gré des vents et des insectes, jusqu’à ce qu’il atterrisse en plein sur le stigmate d’une autre fleur, l’organe femelle. Mais parfois il se trompe complètement de chemin. Le pollen se loge dans la narine d’un humain, il y trouve un endroit chaud, humide et poilu, pas d’erreur, qu’il se dit, voila le stigmate, et hop! sûr de son bon droit, il libère toutes ses protéines d’un coup, ouvrant une brèche dans la cavité nasale, que le corps interprète comme une agression, active son système immunitaire pour déloger l’intrus par le nez et les yeux, à grands coups d’éternuement, de larmes et de morves, etc.

En plus des idées, Noon a du style. Il le sait, ce qui n’arrange rien. Il en abuse aussi parfois. La magie opère pendant les deux premiers tiers du livre, puis s’en va. Sous l’effet des cut-up, des samples et des mix, les deux mondes, réel et imaginaire, s’entrecroisent et s’interpénètrent, à tel point que l’auteur lui-même semble bientôt perdre de vue la lisière qui les sépare, se rattrape in extremis au fil de son intrigue, et Pollen commencé sous retour d’acide s’achève un peu mollement, comme un petit Gaiman bien gentil, en fantasy urbaine pantouflarde, éternelle machine à recycler les mythes (grecs en l’occurrence, Perséphone, Déméter et toute la clique). Jeff Noon, poète déjanté et surdoué, joue pour l’instant surtout avec notre patience. A suivre donc…