Comment expliquer le pouvoir de fascination qu’exerce le dessin d’une oeuvre comme Les Vents de la colère ? A première vue, il n’y a pourtant pas là de quoi rendre jaloux Blutch : issu du milieu des librairies de prêts, où s’est développé à la fin des années 50 un courant prolétarien, en butte à l’infantilisme et aux rondeurs des mangas de l’époque, Yamagami fait montre ici d’un style à mi-chemin entre celui de Sampei Shirato (Kamui-den) et celui d’un auteur plus mainstream comme Shotarô Ishinomori (Cyborg 009). En clair : la galerie de personnages se compose d’un jeune premier ultra stéréotypé -grands yeux, grande bouche et menton pointu, longues mèches noires lui masquant un oeil- dont l’apparence flatteuse tranche avec des figures secondaires aux trognes invraisemblables -à l’exception d’un alter ego féminin qui lui est de toute évidence destiné. Le dessin de Yamagami offre en outre un parfait exemple de l’une des approches décrites par Thierry Groensteen dans Lignes de vie, le visage dessiné (éditions Mosquito) : la diversité des visages résulte chez lui de l’agencement méthodique de trois éléments (yeux, nez, bouche), produisant une multitude de combinaisons. Enfin, Les Vents de la colère donne une belle illustration de la physiognomonie à l’oeuvre dans la bande dessinée enfantine : les gentils ont l’air gentil ; les méchants ont l’air (très) méchant.

Pourtant, au coeur même de ce dispositif codifié à l’extrême, Yamagami parvient à insuffler une âpreté en parfaite cohérence avec son sujet : le trait, extrêmement précis et cinglant, témoigne d’une résolution et d’une virtuosité discrètes, qui éclate derrière l’apparente simplicité des formes ; mais le recours systématique à des hachures désordonnées contraste avec cette pureté, brisant son harmonie et accablant les visages d’une ombre funeste; Yamagami rejoint ici les préoccupations esthétiques de Shirato, et anticipe sur le style maladif de Hideshi Hino (Panorama de l’enfer). Cette collision entre des conventions conçues à l’origine dans le cadre de la bande dessinée enfantine et une atmosphère délétère rappelle aussi dans une certaine mesure la démarche de Joost Swarte ou Yves Chaland, pervertissant la ligne claire sans ambivalence de Hergé ou le réalisme bien pensant de Jijé. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici : de la perversion d’un système, graphique, mais aussi politique. Les Vents de la colère est sans aucun doute l’une des plus belles oeuvres qui soient sur la perte de l’innocence, publiée au début des années 70 dans Shônen jump, témoignant de l’audace originelle de cette revue destinée aux pré-adolescents -difficile à croire aujourd’hui, vu la myriade de sous-Dragon ball dont elle inonde le monde entier-, qui publiait à la même époque Gen d’Hiroshima, le chef-d’oeuvre autobiographique de Keiji Nakazawa. Si ce dernier se penchait alors sur le passé douloureux du Japon moderne, Yamagami réagissait quant à lui à chaud à l’actualité, se payant même le luxe de prophétiser certains événements futurs.

Non daté mais exploitant le contexte de l’époque comme la guerre du Vietnam, Les Vents de la colère se présente en effet comme un récit de politique-fiction, dans lequel une police secrète fascisante fait régner la terreur au Japon. Fiction ou réalité ? Difficile de trancher, tant les méthodes évoquées par Yamagami paraissent certes outrancières -dès les premières pages, un étudiant est abattu en pleine rue sous le regard indifférent des passants-, mais offrent néanmoins des similitudes troublantes avec des événements de l’époque, sur lesquels la lumière n’a jamais vraiment été faite: répression des manifestations contre le renouvellement du traité de sécurité nippo-américain en 1968, persécutions des mouvements d’extrême gauche, etc. Yamagami évoque également la pollution de Minamata -immortalisée par le photographe Eugène Smith-, un village de pêcheur victime des rejets de mercure de l’usine Chisso, provoquant plusieurs générations d’enfants mal formés. C’est en enquêtant sur une affaire similaire que le jeune héros des Vents de la colère va être forcé d’ouvrir les yeux sur le monde qui l’entoure, où la renaissance de l’extrême droite côtoie un productivisme forcené : « Je me demande si le pays que je vois depuis ce quai est bien celui que je crois connaître », songe-t-il face aux gratte-ciels rutilants qui bordent la rivière Sumida à Tokyo, tandis que des images d’oppression empruntées à Breughel et Goya s’entrechoquent dans son esprit… Car la lucidité a un prix: la naissance de sa conscience politique se fera dans la douleur, physique et morale, impliquant la mise à nu de l’aveuglement de son entourage et des questionnements métaphysiques insolubles. « Nous qui avons créé cette gigantesque société civilisée, de quoi sommes-nous capables ? », s’interroge-t-il dans un moment de répit, face à la force régénératrice de la nature, prenant soudainement conscience de la fragilité de la vie humaine et de la vanité de ses prétentions… De cette lutte contre l’aliénation, Yamagami tire des images fortes -parfois dénaturées par l’adaptation française des onomatopées originales-, culminant dans ce premier volume avec une impressionnante séquence de rupture familiale, sommet de violence psychologique rarement égalé.