Officiellement, l’écrivain tchèque Jan Zabrana est mort en 1984. Dans ce journal intime, il nous apprend pourtant qu’il s’est considéré comme mort dès les années 1950, durant lesquels il perdit successivement sa mère puis son père, tous les deux incarcérés lors des procès staliniens. Zabrana est alors âgé d’une vingtaine d’années et son parcours étudiant est sans cesse perturbé par le régime communiste. Devenu ajusteur puis aiguiseur à l’usine, il peaufine ses premières notes écrites sous le signe de la fureur et de la nausée. Jusqu’en 1984, il noircira ainsi plus de 3000 pages, dont un tiers environ est publié en 1992 en Tchéquie (le journal Lidove noviny en fait le « livre de l’année »). Patrik Ourednik en a habilement extrait une centaine de pages couvrant la période de normalisation politique, dans l’après 1969 ; des pages qui replongent aussi dans le traumatisme des époques précédentes, celles de l’hégémonie stalinienne et du dégel, soit un « régime de meurtre, de mensonge, de triche, d’abrutissement… Je mourrai dans l’Histoire falsifiée ».

Zabrana ne meurt pas mais son quotidien et son écriture, bordés et cernés par la mort et la mise à l’écart de ceux qu’il aime (« Ce qui était vivant est mort, et ce qui était mort ressort par toutes les fentes »), tiennent encore debout grâce ses séances de lectures. Traducteur du russe et de l’anglais (Pound, Ginsberg), il dévore dans ces deux langues les Mémoires de Mandelstam. Il aime aussi Pasternak et Bounine, « l’un des rares écrivains qui a réussi au vingtième siècle à mourir les mains propres ». Entre deux souvenirs de sa mère, brillants de sincérité et d’émotion, il dresse le bilan d’une littérature tchèque engluée dans une situation d’ »apartheid » : d’un côté, les auteurs agréés par l’Union des écrivains qui vomissent livre sur livre en toute complicité avec « ceux qui ont dû interdire, liquider tous les autres pour pouvoir régner » ; de l’autre, les écrivains brisés par la censure, publiés sous forme de samizdat ou exilés à l’Ouest et qui forment pour lui une génération sacrifiée (« tous sont mes frères »), une mémoire sinistrée qu’il ne confine pas aux seuls frontières tchèques. Les censures du régime castriste et les errances idéologiques de Sartre ou de Pound sont aussi dans sa ligne de mire.

Zabrana n’a d’ailleurs pas son pareil pour pointer, à coup d’insultes, d’anecdotes, de réminiscences ou de vifs décryptages, les mensonges et mesquineries de ces années-là. Le regard qu’il porte sur propre condition, celle d’une conscience en captivité, impuissante et minée au jour le jour par des hordes d’hypocrites prêts à le dénoncer sous n’importe quel prétexte, est assurément des plus marquants. Refusant tout filon narratif et toute prétention à se montrer sous un meilleur jour, Zabrana offre néanmoins bien plus qu’un simple témoignage historique. Ce diagnostic féroce, « notice nécrologique » d’une génération, décline aussi un style irréprochable, compact, bardé d’aphorismes, de bouts de poèmes (Zabrana a publié trois recueils de poésie) et de piques cinglantes contre les imbéciles lettrés. Tirée vers l’avant par son intransigeance, sa prose devient un formidable outil de constat et de réflexion. « C’est quoi, ces notes, ces gloses, ces mots pêchés au hasard, épinglés dans un cahier comme des papillons ? Une oeuvre suspendue ». L’éditeur ne promet rien, mais on peut espérer que la qualité de cette sortie et un improbable succès permettront de traduire le reste de l’oeuvre.