Dieu est mort et Son gigantesque cadavre dérive dans l’Atlantique. C’est sur cette nouvelle enfin vérifiée que s’ouvre la trilogie sulfureuse et fleurant bon le fagot de James Morrow.
Cette annonciation funèbre est faite par un Raphaèl qui, privé de Sa divine lumière, se déplume et s’étiole à la vitesse d’un aphorisme nietzschéen, au capitaine de supertanker Anthony Van Horne, coupable d’un désastre écologique au regard duquel les pollutions de l’Erika et du Jessica ne sont que peccadilles. Obéissant aux dernières volontés archangéliques, il remorquera, après maintes péripéties, tel un Achab ayant harponné victorieusement sa Moby Dick, le Corpus Dei jusqu’à son tombeau creusé dans les glaces de l’Arctique. Le second tableau du triptyque dépeint la redécouverte de Sa relique. On y apprend que Notre Père n’est en fait que plongé dans le coma et que le divin corps a été cédé par le Vatican à l’Eglise baptiste, qui l’exploite comme attraction principale dans le luna-park « Cité céleste USA ». Le juge Martin Candle, « jobien » mais pas jobard, lui intente un procès pour crimes contre l’humanité devant le TPI de La Haye. Débranché, le corps de Dieu livré à la putréfaction explose et Son crâne propulsé en orbite gratifie le monde judéo-chrétien d’un omniprésent rictus mi-goguenard mi-sardonique. L’Occident, abandonné par Son créateur, devra passer par l’épreuve terrible d’un fléau métaphysique, la conscience de la mort, personnifiée par une invasion de doubles spectraux affublés de noms démoniaques. Ce troisième volet se fermera sur l’accession à la maturité de la civilisation occidentale, libérée de la pesante tutelle paternelle, et guidée par sa « faculté miraculeuse de doute rationnel ».

James Morrow nous offre avec sa trilogie un drame allègrement sacrilège. Une suite de paraboles graves et hilarantes empruntant autant aux récits bibliques et aux disputes théologiques qu’aux films à grand spectacle ou à la pensée nihiliste. Le mitraillage systématique et sans pitié des comportements, des croyances, des réalisations, des mythes de l’humanité occidentale atteint des summums d’humour grinçant et caustique. Ainsi, la substance d’un nouveau décalogue : « Tu auras tous les dieux que tu voudras. Tu baiseras la femme de ton voisin. Tu ne pardonneras pas à ceux qui t’auront emmerdé. » Et que signifie donc le INRI placardé sur le gibet christophore ? « Impossible naturellement de revenir immédiatement. » La scène de théophagie, eucharistie littéralement cannibale, où la manne céleste est confectionnée sous forme de hamburgers, reste un savoureux morceau d’anthologie. Le talent de l’auteur ne s’arrête pas à de mordantes plaisanteries impies. Il excelle également dans des visions hallucinées dantesques ou grotesques dignes d’un Jérôme Bosch -la bataille de Manhattan en est une impressionnante illustration. Et les sarcastiques dialogues entre Luther et Erasme semblent tout droit sortis d’une œuvre théâtrale élisabéthaine.

Le « voyage eschatologique » auquel nous convie Morrow se présente surtout comme un périple à travers la nature humaine : les liens amoureux et affectifs, la maladie et la souffrance, le mal et la justice, la responsabilité morale et la création artistique. Tout au long de ces trois romans nous assistons à la venue d’une apocalypse douce-amère, sans combat final entre deux Principes antagonistes, sans élus ni réprouvés, sans fin des temps ou de l’Histoire. Il ne s’agit que d’un passage à l’âge adulte, sans état d’âme, celle-ci s’étant envolée avec la disparition de Son mystère, qui nous laisse nous débrouiller tout seuls, simplement munis de notre cerveau, de ses petits miracles et de ses grandes interrogations.