Tel le poinçonneur de Gainsbourg, Robert Hines est « un gars qu’on croise et qu’on ne regarde pas ». « Silhouette furtive et rapide », sacoche en bandoulière, qui gagne le « dépôt » par les rues enneigées de Glasgow, présence anonyme en uniforme qui tend des tickets aux passagers d’un bus mal chauffé et bringuebalant, il ne semble pas digne d’attention. Les scènes de la vie quotidienne du poinçonneur Hines constituent pourtant la seule et unique matière du roman de James Kelman, traduit aujourd’hui dans la bibliothèque écossaise de Métailié.
L’unité de narration étant la scène (Hines au travail ; chez lui ; au pub…), l’univers du poinçonneur prend forme de façon fragmentée mais parfaitement cohérente. Avec un réalisme pointilleux -tant dans l’imitation du langage parlé que dans la description des attitudes-, James Kelman dépeint très concrètement les faits et gestes journaliers du poinçonneur, ce qui implique un bon nombre de levers matinaux, de journées épuisantes, de tristes soirées, de projets inaccomplis et d’expressions populaires. (La traduction, irréprochable pour le reste, peine d’ailleurs à rendre le parler argotique écossais).

La narration, qui se maintient de plain-pied avec l’univers du poinçonneur, ne donne pas lieu à un récit ou une histoire qui eût pu intéresser le lecteur et justifier la peinture de cet univers. Elle semble s’être dépouillée de tous les artifices littéraires pour donner à voir crûment une réalité et imiter, par son dénuement, la pauvreté du milieu qu’elle représente. Car le véritable sujet du Poinçonneur Hines est bien la pauvreté et ses corollaires. Avec une précision implacable, le livre met au jour les rouages de l’aliénation du protagoniste à un travail harassant et trop maigrement rémunéré pour lui permettre d’espérer un changement à sa condition.
Hines voudrait devenir chauffeur. Son intention scande le livre comme un refrain (« j’envisage sérieusement de changer de boulot » ; « je veux plaquer cette connerie de boulot »), mais sans vouloir révéler l’essentiel du roman (à moins que l’essentiel, justement, ne soit là), on peut dire que la situation de Hines, entre la première et la dernière page du livre, n’est pas vraiment sujette à évolution.

Sans tenir aucun discours, en s’effaçant derrière une description neutre et dénuée de pathos, James Kelman dévoile le triste et imparable cercle vicieux des contraintes matérielles qui lient Hines à son travail de poinçonneur. Les chapitres qui se succèdent sans amorcer de récit témoignent de l’immobilisme auquel Hines se trouve contraint. L’espoir, ce « putain de mot étrange », est à peine concevable.
Le roman dote Hines d’une présence indéniable (et dans ce sens, il est tout à fait réussi), mais il se cantonne malheureusement dans le domaine du strictement visible. Le choix de la focalisation externe comme point de vue dominant (à quelques exceptions près, seuls les actes, les paroles et les gestes des personnages sont rapportés) est à cet égard emblématique. Le lecteur, en somme, doit se contenter du rôle de témoin. Le bus de Hines poursuit sa route en nous laissant sur le trottoir.