Ellroy est de retour, et on le sent passer : presse, radio, télé, le « Dog » est partout, le Dog fait son show, et la France en est dingue (y a-t-il un seul autre écrivain américain qui fasse cela chez nous ?). Résultat : meilleur vente de livres dès la semaine de sa sortie. Exemplaires vendus à ce jour : autour de 100 000. Du délire. Et un concert d’éloges – mérité, globalement. Même si ce dernier tome de la « Trilogie Américaine », dont l’ambition était de rendre compte, depuis les coulisses, des évènements majeurs qui ont émaillé la vie politique américaine des sixties, est légèrement en dessous des deux autres (problèmes de rythme parfois, manque d’empathie pour les personnages), il reste un objet d’une virtuosité sans pareil, précis et méticuleux, capable de passer de la petite à la grande histoire sans jamais donner l’impression d’y intercaler la fiction – formule qui résume le projet de cette immense fresque qui s’achève. La vie bouillonnante, la prolifération d’intrigues et de personnages, la mise en place d’un motif global qui émerge peu à peu du chaos des détails, tout ce qui avait fait d’American tabloid et American death trip une drogue dure dont on attendait la troisième livraison avec la fébrilité d’un camé en manque, est bel et bien là. En bonus, une conclusion superbe, qui vient clore la trilogie de façon cohérente, et l’éclaire d’un nouveau jour. Mais puisque ses qualités sont connues (si vous ne les connaissez pas, le reste de la presse vous les ressassera ad nauseam), permettons-nous de nous arrêter sur les quelques défauts (mineurs) de cet imposant Underworld USA (850 pages, eh oui).

Il est difficile de se défaire de l’impression que ce troisième volet évolue dans la banlieue de l’Histoire. Alors que les deux premiers mettaient à jour les grandes conspirations de l’époque (et cette fameuse triplette d’assassinats : JFK, M.-L. King, Bobby Kennedy), on se trouve exilé sur des terres (la République Dominicaine), pris par des intrigues (un braquage comme un autre dans un quartier noir de Los Angeles), obsédé par des personnages (des « femmes libérées », lesbiennes et communistes) qui semblent loin des évènements marquants de cette période, pendant laquelle la guerre du Vietnam tourne à la catastrophe, et la Russie menace doublement les USA, du cœur de l’atome à la course aux étoiles. Comme si Ellroy faisait un pas de côté. Ou mieux, un mouvement vers l’intérieur, tant les états d’âme des divers protagonistes prennent ici le pas sur la succession hystérique des faits. On ne peut d’ailleurs cacher une certaine déception à l’idée de ne plus être dans le secret des dieux, de ne plus avoir droit à la vision d’ensemble, globale, totale, que nous livraient les deux premiers volets. Alors qu’Ellroy semblait vouloir élimer son récit, privilégier l’efficacité narrative, capter un maximum de faits en un minimum de mots, il cherche ici à l’étoffer, à le densifier, comme s’il manquait de matière factuelle. Au final, Undeworld USA est aussi bien une suite fidèle (en lisant les premières pages, on ne peut pas se tromper), qu’une rupture. En douceur, certes, mais clairement ressentie, dans ces moments où le style télégraphique fait place à la confession, et où le délire rationnel (la combinaison permanente des éléments, qui cherche à faire surgir un ordre d’une réalité qui déborde de faits) devient ouvertement mystique, apportant son lot d’extases, d’illuminations et d’épiphanies.

Est-ce dû à l’époque ? Au fait que vers 1968-69, les swingin’sixties basculent dans le psychédélisme, convertissant les tenants du superficiel et de l’insouciance (Beatles en tête) au voyage intérieur et à la prise de conscience (notamment politique) ? Toujours est-il que la contre-culture fait son apparition dans la trilogie, comme si elle commençait seulement à être influente. On découvre les hippies, le militantisme noir, et les mouvements d’extrême-gauche ; on entend les Doors, Archie Bell & the Drells, et Let the sunshine, et on lit toutes les conneries de l’époque – marxisme mal digéré, racisme des deux bords, fumisterie new age ; on sent, enfin, qu’Ellroy est lui-même gagné par la vague psyché, lorsqu’il inflige à ses personnages des expériences-limites, à base de potions haïtiennes, magie vaudou, et chimie occidentale. Onirisme, télépathie, visions astrales – tout est bon pour basculer définitivement dans la folie, celle que les deux premiers tomes semblaient conjurer coûte que coûte.

Ici, le largage est consommé, les personnages meurent en plein trip, partent en désintox, s’oublient dans la contemplation (le voyeurisme, l’espionnage), terrorisés par des visions rémanentes surgies de leur enfer personnel. Les sujets béhavioristes des deux premiers tomes (dont les caractères se définissaient par une série d’actes observables) gagnent progressivement en profondeur, laissant apparaître les signes d’une vie intérieure – des dilemmes, des doutes, des remords. Ellroy insuffle de la sensibilité à ses machines, et l’écriture se laisse à son tour gagner par cette complexité nouvelle. C’est le retour de la virgule, de la subordonnée relative… tout ce qui exprime la nuance. Le vieux Dog enragé s’attendrit un peu. C’est émouvant. Le lecteur, lui, comprend qu’il côtoie cet univers pour la dernière fois, après tant d’années à en arpenter le décor. A la façon de l’épisode ultime des Sopranos, il est à la fois heureux, frustré, et inconsolable ; sa série préférée vient de prendre fin.