La Danse de l’ours est l’un des meilleurs livres de James Crumley, dans la série des enquêtes « policières » du détective privé Milo Milodragovitch. Détective par défaut ou par nécessité, Milo est un personnage hors classes et hors catégories du genre. Un working-poor… 1. Milo n’a rien d’un flic. 2. Il se trouve chargé d’enquêtes par hasard ou par pure compassion de ses amis qui se chagrinent de le voir crever de faim. 3. On pourrait sans problème se passer de ses services. 4. Il ne maîtrise absolument rien dans la conduite de ses affaires. 5. C’est un canon chargé jusqu’à la gueule d’alcool et de stupéfiants divers. 6. Malgré cela, c’est un extralucide qui jouit d’une sérénité et d’une distance philosophique par rapport aux faits, absolument extraordinaire. Bref, Milo/Crumley est un caractère, une personnalité, un tempérament, bref une « exception ».

Chacun de ses livres est un petit chef-d’œuvre de dérèglement, et ils méritent chacun d’être pris à part. Crumley s’y autorise à peu près tout et n’importe quoi : de mener des enquêtes comme le ferait un enfant de quatre ans ; de laisser filer les coupables ; d’en inventer au besoin ; la cocaïne ; les longues descriptions de paysages américains ; l’anti-romantisme le plus borné ; la nostalgie imbibée et spongieuse ; l’anti-nostalgie ; le stoïcisme le plus ascétique ; la psychologie familiale ; des considérations psychanalytiques sur les rapports père-fils ; des virées punitives avec les Hell’s Angels ; l’alcool ; l’éloge de la vie militaire ; les cours de littérature à Missoula (Montana) ; plusieurs mariages et plusieurs divorces ; la violence conjugale ; la marijuana ; les cures de sommeil ; la tendresse ; l’antimilitarisme ; la déchéance ; la flemme et encore l’alcool… quoi qu’il en soit, il réussit à écrire chaque fois de petites merveilles, en l’espace de quelques mois ou d’une bonne dizaine d’années. Tout dépend de la direction du vent et du souffle des tempêtes. Un « Grand », comme Bukowski, sauf qu’il n’écrit jamais deux livres identiques. Chacun est un fragment qui reflète la totalité de son chaos intérieur, une perspective où il n’occupe jamais la même place. Ainsi de la série des « Milo », où le narrateur se transforme au fil des pages, comme si l’écriture ou la vie, pour James Crumley, se ramenait pour l’essentiel à une expérience chimique. Prenez un sujet, plongez-le dans l’alcool et la défonce. Placez-le à l’entrecroisement de relations sociales extrêmement complexes et jamais maîtrisées. Puis dans un bain de vitriol. Et regardez le résultat obtenu : du jamais vu

Tant et si bien qu’on pourrait se demander qu’est-ce que Crumley fout à Missoula, pourquoi il donne des cours de littérature de temps à autres, pourquoi il aime la pêche, la chasse, la nature, la tradition et un calva pour la route… bref, qu’est-ce qu’il a à voir avec ces énormes et chiantissimes clichés, si l’on ne savait qu’il est lui-même, diable en personne, à l’origine de cette mythologie juteuse pour crétins branchés. Et il doit bien se marrer.