« Mieux la traque, et non le lièvre ». Dans le dernier roman de Jacques Jouet, la chasse, la course, valent plus que leur propre but, à savoir la prise ou le point d’arrivée ; le titre lui-même, Mon bel autocar, est en roue libre. Une incitation au mouvement pour le mouvement qui place Blaise Pascal dans les parages de ce court récit au rythme enlevé. L’histoire ? Un libre voyageur (précisons l’écrivain, « jouet » de lui-même mettant à distance son rôle trop convenu de narrateur) s’embarque dans un long périple en car à travers la France. Motif : aux questions « qui suivre », « que peut-on inventer d’un homme aujourd’hui » (question posée en boucle dans un autre de ses romans, Sauvage, consacré à Gauguin), « à quoi faire rêver mes personnages » ou « comment tirer une leçon de leur existence de papier », Jouet trouve une réponse en forme de place, ni trop au fond, ni trop près, mais toujours à vue d’œil de son personnage, Basile, le conducteur à la routine bien rôdée, quasi muet depuis un étrange incident survenu à Paris. « Basile », miroir inversé de « Blaise » (Pascal), toujours dans les parages. La mécanique des gestes de Basile, finement observés, cache pourtant quelque chose. Une autre mécanique, une économie du désir, une carte du Tendre se laisse peut-être décrypter, destinée à Odile, la femme du conducteur, installée à l’arrière du car.

L’originalité de ce livre conçu comme une « recherche de la fiction » est alors de ne pas s’enfermer dans le récit d’un amour sur sa fin, d’être à l’image du bel autocar « qui désenclave les lieux de la République », de se jouer des perspectives offertes à la fuite des sentiments qui s’y trame. On serait donc tenté d’exposer les destins croisés que ce huis clos sur roues met en place : lassitude d’un couple, rencontre de Corinne avec un autre voyageur, sorte de Blaise Cendrars débordant d’énigmes qui engage le récit vers un ton plus « polar », et enfin résolution tragique des conflits. Pourtant, tout se passe ailleurs, car « il n’est pas de littérature qui soit tragique. Seul l’amour l’est indubitablement. La littérature est chose futile », lance abruptement le narrateur. On comprend alors que Jouet ne déploie autant de lignes de vie (l’enfance d’Odile, l’imaginaire du voyage, les corps trahis par leurs gestes) et de fuite (la vitesse, les ruptures d’horizons, les destinations) que pour tenter de dire son amour à sa propre femme, lui qui « doit tout à ses extrêmes » et qui a pris ce « bel autocar » pour mieux saisir ce qu’il lui doit. Et d’affirmer : « Tout voyage est un livre possible », ou encore : « Mon livre est un autocar que j’ai promené le long d’un chemin ».

C’est aussi une errance dans d’autres livres, dont on sent bien qu’ils l’ont interpellé au point qu’il les fait rimer avec ses propres personnages, en maître artisan d’une langue où tout peut se sécréter. Blaise Pascal et Basile bien sûr (on apprend à ce titre que le premier a un jour conçu un projet d’omnibus parisien), mais aussi une relecture en chassé-croisé des Contes de Perrault. Dans Annette et l’Etna, autre livre de Jouet qui propose deux sens de lecture possibles, Jules Verne et la chanson populaire française étaient convoqués. A chaque fois, le dispositif surprend, on est loin de toute mise en abyme douteuse. Parfois difficile à suivre, c’est une prise de risque motivée chez lui par le désir de toujours « tirer une leçon de » (de son propre amour, de sa posture d’écrivain, quitte à avouer s’être « consumé » dans ses personnages, de sa manière de lire les autres). L’ombre de Queneau plane sur ce roman, et l’on ne s’étonnera pas d’apprendre, si on l’ignorait, que Jouet est un membre prolifique de l’OULIPO depuis 20 ans (l’OUvroir de LIttérature POtentielle, créé par Queneau et Pérec) et qu’il a consacré un essai à l’auteur de Zazie. Programmation et / ou hasards (comme dans Le Chiendent de Queneau), fascination pour les paysages périurbains (Loin de Rueil) et les non-lieux des autoroutes (où se fonde son roman La République de Mek-Ouyes, autour d’un chauffeur routier), ruptures du rythme, furieuses recherches étymologiques et, même, deux schémas dessinés… Une littérature « à contraintes » que Jouet décrit ainsi : un auteur oulipien, c’est « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir ». Et des textes à lire face aux vies que l’on croise passivement en car ou en métro.