Vous aimez les bêtes ? Lui, pas. A l’heure où le braconnage suscite presque plus d’indignation chez les belles âmes que le génocide, cela fait de lui l’incarnation de la méchanceté à l’état pur, le transforme en vrai vilain des temps modernes. Qui n’aime pas les bêtes n’aime pas les hommes ; à force d’anthropomorphisme, l’esprit du temps voit d’abord dans l’ennemi du règne animal celui du genre humain. Autant dire que le narrateur de ce premier roman du latiniste Jacques Gaillard, qu’on ne connaissait jusqu’alors que pour ses arides sommes universitaires (encore qu’il ait publié voici un an un essai, Des psychologues sont sur place, dont les vues acides ne sont pas éloignées du sujet qui l’occupe ici), est tout ce qu’il y a de plus infréquentable, à tel point que c’est depuis sa prison qu’il accueille le lecteur dans les premières pages de son récit. Autant le dire tout net : un personnage littéraire idéal. Il a 47 ans, n’a ni femme ni enfants (cela le rend déjà suspect), folâtre de temps en temps avec une maîtresse mariée et vient de se faire licencier de l’imprimerie qui l’employait. Il a un peu d’argent de côté et s’offre donc quelques semaines de jachère, parfaitement improductives, affalé devant son poste de télévision. Qu’y voit-il ? Beaucoup de sottises, certes, mais, surtout, des animaux, à longueur de journée. Chaînes hertziennes ou câblées, pas une qui n’ait ses singes, ses phoques, ses loutres et ses oursons, souvent surpris en plein accouplement, avec des commentaires (reproduits littéralement dans le texte, sur la base de documentaires authentiques, précise l’auteur) d’une effroyable stupidité. Notre narrateur s’en trouve troublé : « Il faut bien comprendre que ce qui me met en boule, ce n’est pas le règne animal, mais l’incroyable obstination avec laquelle on m’en bourre la tête ». Presque malgré lui, il conçoit un projet flou mais déterminé : il achète une arbalète dans une armurerie et, la nuit, pénètre dans l’enceinte du zoo de Vincennes pour commettre son premier assassinat animalier. D’autres suivront, qui l’emmèneront dans tous les zoos de l’Hexagone, déchaînant au passage l’intérêt des gazettes et la violence des passions populaires.

Moins politiquement correct que Jacques Gaillard, tu meurs. La force de provocation de ce court roman tient autant dans son idée, d’une redoutable drôlerie (un homme un peu décalé va dézinguer des bêtes endormies dans leur enclos avec une arme héritée de Guillaume Tell), que dans les conséquences qu’il lui imagine et dans la fracassante critique sociale qu’elles charrient. Tandis que les forces de police de tout le pays traquent le meurtrier, les médias entretiennent le feu à coups de reportages foireux, de « unes » spectaculaires et de débats télévisés : psychologues pompeux, ministre de l’environnement embarrassé, présidents d’associations animalières surexcités et philosophes habitués des plateaux, aucun ne manque à l’appel, chacun joue son rôle, tous se voient perfidement tirer le portrait par l’auteur. Le fait divers devient débat de société, la foule réclame le rétablissement de la peine de mort à la seule intention du coupable, la machine médiatique s’emballe. Avec un sens aiguisé du comique et dans style parlé qui, s’il déconcerte au début, ne tarde pas à révéler ses qualités d’humour, Gaillard pourfend le « culte moderne de l’animalité » et ce qu’il révèle sur l’esprit de notre temps : humanisation délirante des grands fauves et des gentils dauphins (un documentaire animalier aujourd’hui, « c’est la métaphysique des savanes, la morale de la banquise, la mystique de la tanière, l’Evangile selon le gnou »), dévalorisation parallèle et inconsciente du genre humain (plus de temps d’antenne pour un phoque trucidé que pour un peuple opprimé), prolifération débilitante d’un sentimentalisme infantile (l’émotion des classes maternelles face à l’affaire présentée comme modèle de réaction saine). C’est caustique et délicieusement lucide, bien emballé et impeccablement amené vers une chute grinçante. L’arbalète critique bien en main, Gaillard frappe en pleine cible.