L’ombre de la chauve-souris aura, ces derniers mois, plus que plané sur le monde du comic book, tant aux Etats-Unis qu’en France. Aux Etats-Unis, tout d’abord, au travers du succès fracassant du titre Batman, succès tenant essentiellement à la présence pour douze numéros de celui que l’on peut considérer comme le plus grand dessinateur de ces quinze dernières années, Jim Lee. En France, ensuite, avec la publication par Sémic du quatrième et dernier volume du Dark victory de Jeph Loeb et Tim Sale, déjà auteurs du presque parfait Superman for all seasons.

Considéré, quelques mois après sa publication originale, comme un classique, Dark victory est surtout l’occasion pour Sale et Loeb de se livrer à un exercice dans lequel ils excellent : offrir une relecture des moments obscurs et oubliés des origines de certains des personnages les plus emblématiques des univers DC ou Marvel (Spiderman, Daredevil, Hulk et Superman ont ainsi également fait l’objet d’un tel traitement). Ce sont dès lors ces déceptions amoureuses, ces promesses adolescentes trahies et autres événements apparemment mineurs que Loeb et Sale entreprennent de revisiter dans ce qu’ils ont de plus fondateurs dans l’identité du héros.

Dark victory est ainsi essentiellement structuré, sur fond de guerre des gangs et de meurtres de flics gothamiens, par l’amitié rendue impossible entre le vigilante de DC et l’ancien procureur Harvey Dent devenu Two-faces. Le souvenir de cette amitié hante Batman tout au long du récit et le fige progressivement dans une posture d’intransigeance excessive et maladive. A cela s’ajoutent les interrogations du caped crusader sur la vraie nature de ses liens avec Célina Kyle / Catwoman et, surtout, le poids de plus en plus lourd du serment fait par Bruce Wayne sur la tombe de ses parents. Enfin, Dark victory revient également sur la naissance du premier Robin et, par là même, sur la relation filiale entre Batman et son side-kick.

Jeph Loeb n’est certes pas Brian Michael Bendis. Il n’y a pas chez lui cette volonté de déconstruire de manière presque systématique le mythe du super-héros, approche caractérisant le travail du scénariste de Powers, et d’Ultimate Spiderman. Loeb appartient pourtant, avec Mark Millar, Warren Ellis ou Grant Morrisson, à cette génération ayant, depuis quelques années, replacé les scénaristes sur le devant de la scène du mainstream. Ces auteurs, pour certains liés à la télévision ou au cinéma, ont en effet su renouer avec le style complexe et exigeant ayant fait le succès des Moore, Miller et Gaiman au cours des années 1980. Ils ont ainsi façonné un comic empreint de polar, de fantastique ou de drame psychologique. C’est en cela que Dark victory est une réussite. Si les ressorts de la méthode Loeb sont a priori des plus classiques (accentuer, notamment, l’isolement et la solitude de Batman), le co-auteur de la série TV Smallville réussit à donner une épaisseur rare à des personnages pourtant maintes fois « travaillés ». Magistralement porté par le trait fébrile et contrasté de Tim Sale (un trait rappelant de plus en plus celui du légendaire Jack Kirby), il parvient à « lester » les personnages en les ramenant à leur condition de mortels. Le joker n’est ainsi pas le caïd bouffon et ventripotent incarné au cinéma par Nicholson, mais un psychopathe adepte de la batte de base-ball et prêt à se vendre au plus offrant. Il en va de même pour Batman, engoncé dans son costume comme dans ses certitudes et plus psychorigide que jamais.