Beaucoup se souviennent de la revue Immédiatement, disparue il y a une décennie déjà, constituée de « royalistes bernanosiens » et de « gaullistes révolutionnaires ». Brillante, nerveuse, subversive, elle proposait dès cette époque de réconcilier Maurras et Debord dans une critique conjointe de la modernité spectaculaire, étatique, marchande et technicienne. Jacques de Guillebon (auteur depuis du remarqué Nous sommes les enfants de personne et co-éditeur d’une somme sur Philippe Muray parue en septembre 2011) et Falk van Gaver en furent les plus jeunes et meilleurs fleurons. On pourrait dire que ce livre sur l’anarchisme chrétien est un premier aboutissement de cette passionnante et pertinente entreprise intellectuelle initiée dans l’émulation frondeuse d’une revue. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un essai, ni d’une somme encyclopédique : plutôt une galerie de portraits rédigés dans un style enlevé, souvent superbe, toujours passionné et offensif. La forme du livre elle-même est « anarchiste-chrétienne » : anarchiste parce que l’ouvrage ne se soumet à aucun code universitaire et balaie toutes les classifications communes ; chrétienne en raison de la foi revendiquée des auteurs et parce que l’enseignement du Christ s’y présente comme l’horizon ultime vers quoi faire converger ces aventures intellectuelles, artistiques, spirituelles et humaines a priori disparates.

Dans un premier temps, si l’on juge le livre d’un point de vue académique, on aurait tendance à considérer comme très hasardeuse cette annexion systématique de penseurs ou d’artistes aussi différents que Proudhon et Maurras, Barbey et Tolstoï, les poètes de l’Athenoeum allemand, les peintres anglais préraphaélites et les artistes Dada, le guerrier contemplatif Jünger et Gandhi l’apôtre de la non-violence. Ces personnalités ne sont en effet définies ni comme anarchistes, ni comme chrétiennes ; n’y a-t-il pas dès lors ici des amalgames, des raccourcis franchement osés ? Le concept d’« anarchisme chrétien » semble lui-même oxymorique, voire hautement discutable tant, hormis au long du siècle dernier, l’Eglise a pu se trouver du côté de l’ordre et l’anarchisme se montrer instinctivement et violemment anticlérical.

Et pourtant, au-delà du grand intérêt qu’on éprouve à voir rassemblées en un seul panorama les personnalités et les aventures artistiques les plus fécondes et singulières des deux siècles passés, on doit admettre qu’il y a bien une ligne directrice et cohérente dans la dynamique de l’ouvrage, aussi trouble et aussi peu discernable qu’elle paraisse parfois. D’abord parce que le christianisme porte en lui le ferment de désaveu des puissances temporelles le plus toxique que le monde ait connu (en outre, dans la vie intellectuelle récente, on a pu remarquer comment Muray ou René Girard se sont servis de sa fonction désacralisante comme levain essentiel de leurs oeuvres). Ensuite, il n’y a qu’à considérer l’homme-Dieu censément roi du monde déguisé en roi de parodie après avoir été couronné d’épines et couvert de crachats pour réaliser comment, au centre de la religion qu’Il inaugura, toute autorité temporelle avait été ontologiquement dévalorisée. Enfin, il est évident qu’on peut établir un lien, ne serait-ce que de réaction commune, entre tous ceux qui se sont élevés contre la progression tentaculaire de l’Etat technicien cerné par Ellul et les formes d’existence et de sociétés qu’a généré l’ère bourgeoise du calcul égoïste.

Si on prend également en compte le fait que notre époque de crise appelle une recomposition générale des lignes de partage (notamment dans le champ intellectuel), lesquelles sont aujourd’hui battues en brèche et inaptes à rendre compte de la réalité du monde et des forces antagonistes qui s’y affrontent, on commence de percevoir qu’aussi peu académiques soient-ils, Guillebon et Gaver ont saisi quelque chose que personne n’avait su voir, comme une lame de fond qu’on pourrait qualifier de métapolitique, voire de métaphysique. Aussi, si leurs méthodes sont sauvages, c’est parce que ce sont celles de défricheurs ; des défricheurs intuitifs et inspirés qui, avec cet Anarchisme chrétien, viennent sans doute de produire une première « bible » de référence pour mystiques et révolutionnaires radicaux du XXIe siècle.