Entre Audiard père et fils, l’inversion des valeurs est assez frappante. D’un côté, une vision du cinéma sans complexe, plutôt matière première que septième art, objet soumis aux métamorphoses du verbe et parfois tout près d’imploser (voir les assez beaux films débraillés de Michel Audiard cinéaste), avec aussi un très lent mouvement de la marge vers le centre (un seul César pour Garde à vue, en 1982). De l’autre, un cinéma de la sensation, du bégaiement et de l’inhibition, avec éclosion instantanée au coeur du cinéma français mainstream. L’anarchie gouailleuse, et puis le zèle mutique.

Les tous premiers mots du premier film de Jacques Audiard (Regarde les hommes tomber) donnaient le ton : phrase ressassée d’un vrp (joué par Jean Yanne) qui balbutie et déjà s’éponge le front, fatigué de dire, d’articuler. On voyait venir la rupture. Et de fait : de ce film jusqu’à De rouille et d’os, motus, c’est un défilé d’introvertis (Audiard serait un peu l’avatar académique de la génération Besson / Noé / Kassovitz – qu’il fit jouer deux fois) et d’autres autistes, handicapés, personnages peu portés sur le bon mot, mais jetant plutôt sur les choses de la vie des demi-coups d’œil tremblants. C’est cet entre-deux que la mise en scène d’Audiard, en général, cherche à exploiter – mais ne dépassant que rarement le stade de l’allusion, de la simple évocation. C’est une inimitable façon de rester à la surface des choses tout en se donnant l’air de les sonder à fond, de ramasser des séquences en quelques secondes, d’engendrer au mieux la lecture allégorique, au pire, et c’est plus souvent le cas, le grotesque pur et simple. De rouille et d’os, avec sa vision dégrossie de la pauvreté (un sommet d’horreur : la scène hyper-concise de l’enfant dans la niche) et son drame du handicap en mini flashs, n’y coupe pas.

Dompteuse d’orque chez Marineland (ralentis sur saltos de mammifères marins, mais moins léchés que dans Le Grand bleu), Stéphanie perd ses jambes à cause d’une pirouette un peu ambitieuse de son épaulard (remember Tilikum, l’orque-tueuse de Floride, en 2010). Ali, boxeur de MMA à ses heures, l’a rencontrée la veille. Que les admirateurs de Long Jeanne silver se rassurent : scène d’amour il y aura, et plusieurs fois, même si chaste.

Science de la composition à part, Marion Cotillard a sur le visage un réseau de nuances qui coïncide assez bien avec ce que, manifestement, Audiard cherche à décrire: la fermeture au monde (les yeux plissés, regard indigné et feuilleté comme un filtre) et de brefs moments d’ouverture qu’il faut savoir saisir (les lèvres assez charnelles, par où la bonté a l’air de pouvoir revenir) avec aussi ce grain de beauté posé sur le front, comme un œil de la providence. En face, Matthias Schoenaerts a pour lui la force du poing, la franchise du geste, il sait ouvrir les rideaux et briser la glace, pratiquer des issues sur le monde, sur la vie et la lumière. Il sauve du sommeil, déjoue la tentation du coma. Motifs qui seront l’occasion de quelques rares fulgurances, de ces petits moments de grâce qu’Audiard sait parfois lever, dans ses films globalement roublards, comme par accident : Stéphanie communiquant avec l’orque à travers une vitre, Ali boxant la glace pour sauver son fils ; ou encore la scène de l’accident initial, d’une pure beauté, vision aquatique déjà un peu dans la mort, où apparaissent successivement l’orque, les débris du ponton, le corps de l’héroïne.

Chez Audiard la question est toujours la même : se couper des autres, volontairement ou non, dresser des remparts, et finalement reprendre contact – lequel se fera toujours sur le mode de la loi transgressée : mensonge (Un Héros très discret), vol (Sur mes lèvres), meurtre (Regarde les hommes tomber, Un Prophète), etc. Faire du moi un cadre social et légal, dont on ne s’émancipe que par le mauvais coup : idée de départ assez belle, mais jamais exploitée, chez le cinéaste, que par à-coups hasardeux. Dans De rouille et d’os, c’est à la violence des combats de free fight clandestins que les héros sont principalement censés s’encanailler. On croit comprendre qu’entre le corps mutilé de Stéphanie et le risque encouru par celui d’Ali, quelque chose circule et se compense – mais rien qui ne se produise sous nos yeux, rien qui ne s’éprouve, ne reste formellement à l’état de simple échantillon.

En prenant De rouille et d’os par le côté, très escarpé, de ce qu’il a de réussi (citons aussi la beauté plastique du générique), on repère les traces d’un savoir-faire inexplicablement retenu, sévèrement économisé sur l’ensemble ; et qu’on ne désespère pas de voir un jour totalement libéré.