Finie la route, on entre dans le huis-clos de la souffrance à vif. Plongée dans les bas-fonds de la misère amoureuse, décortiquée au rythme bop des soirées hallucinées de San Francisco, en compagnie des Souterrains. Drôles d’animaux que cela, anémiques, camés, méditatifs, et qui participent à l’histoire sans nom, franchement bouleversante de beauté, du ténébreux Léo et de la douce Mardou.

C’est la douleur qui commande le récit, et produit la bousculade cadencée des phrases pleines de souffles et de convulsions. Pour tenter de rattraper son amour perdu -cette brune d’éternité aux pommettes d’indienne hautes et saillantes-, abandonnée dans les coins des cafés tard dans la nuit, comme un bijou dont on aurait mal estimé la valeur. Les nuits de beuverie, les braillements de vanité et d’esbroufe devant le monde, les copains malveillants et traîtres. Rien que de très banal en somme que ce mâle irrésistible sur la pente ascendante de la gloire littéraire, aveuglé par son propre éclat. La beauté de l’Autre s’impose comme un soleil ardent, mais elle n’éclipse son ego qu’une fois la rupture annoncée.

Ça pourrait être une belle histoire, toute cette beauté gâchée sous notre nez, mais voilà, il se trouve que c’est sordide et misérable, ça donne des hauts-le-cœur tellement c’est anti-classique, comme la ligne déchiquetée d’un tremblement de terre. Pas de règle, ni d’économie de moyens, ni de pudeur. Léo percepied le Canuck livre les procédés de la destruction amoureuse avec la précision du bourreau détachant les ailes d’une mouche sans encore toucher aux pattes. Avec le rythme pour toute rupture et toute violence. Petites trahisons, coups bas, indignités -avouer à son amour que son copain ne voudrait pas d’elle parce qu’elle est Noire-, mauvaise interprétation des gestes amoureux, doutes, jalousie, mises à l’épreuve, toute la panoplie des tortures morales portées contre l’ange des Souterrains, la sage, l’indulgente, la douce Mardou aux petites dents en avant. Les aveux de cet égocentrique alcoolique -l’écriture centripède de Kerouac– ramenés à toujours plus de détails à propos de ses méfaits et du mal occasionné de part et d’autre (comme source d’écriture et de réelle souffrance) n’épargne pas les enfants de la Beat Generation. Doués, mais mous comme des lotus imbibés, immatures et fatigués, ils sapent un peu le mythe d’une jeunesse en mouvement, portée vers tous les possibles. Le refus de l’engagement amoureux est comme le symptôme d’un désengagement plus général, épinglé chez le grand Léo dans sa recherche d’un bien-être que lui procure la douceur du foyer auprès de sa mère…

L’histoire est pourtant magnifique. On tombe amoureux des personnages. La voix qui confesse sa stupeur est aussi chargée de bonté que Bird Parker en train de souffler ses notes au Tambour Rouge devant toute la grande bande de la nouvelle génération. L’amoureux, en souffrance, érotise le corps absent avec une ferveur de Cantique des Cantiques au tempo sauvage. Les pieds bruns dans les lanières de sandales, le front de bois, les boucles noir parsemées de boules de coton. Sacralisation de l’être et rédemption par l’écriture, malgré l’anéantissement du bonhomme. Cette fois, il est bien foutu, écrasé par le manque, beat jusqu’au bout des mots.

Ingrid Pelletier

Jack Kerouac : Les Anges de la désolation (Denoèl)

Alain Dister : La Beat Generation -La révolution hallucinée- (Découvertes Gallimard)