Pas loin de trente années auront été nécessaires pour une lecture de l’oeuvre d’Imre Kertész. Une attente somme toute bien -et justement- recommencée puisque l’auteur d’Etre sans destin, son premier livre écrit en 1975, vient de tout recevoir d’un seul coup : le prix Hans Sahl en 2000 (l’équivalent allemand de notre prix Paul Morand) et, bien sûr, le Nobel qui couronne pour la première fois un auteur hongrois.

Etre sans destin est le récit d’une année, de 1944 à 1945, vécue par un adolescent juif dont le père vient de partir pour le service du travail obligatoire et qui, à son tour, un matin, sera descendu d’un bus pour être déporté à Auschwitz. Il s’agit ici d’un récit donc, et rien d’autre que cela : pas de roman, pas de témoignage, encore moins de l’autofiction, pas de conscience historique, mais un récit, rien qu’un récit. Ou plutôt, le voyage d’un lecteur dans la conscience d’un jeune homme de 16 ans assistant comme tout le monde à la rencontre de deux histoires : la sienne et celle qui l’a entraîné ici. De Auschwitz, où le narrateur essaie candidement de comprendre parmi les milliers de prisonniers ce qui est en train d’avoir lieu, à Buchenwald où il sera par chance transféré, l’humanité est dépliée comme une immense nappe tout à la fois complexe et simple : le travail harassant, les rations alimentaires inexistantes et auxquelles on se rattache obsessionnellement, et, bien sûr, le Temps. Le Temps, le corps : ce sont les deux expériences en fusion d’Etre sans destin avec, en leur sommet, la conscience. Le jeune prisonnier dépérit, s’effondre physiquement, manque de voir le squelette qu’il est devenu sombrer vers la mort au milieu d’une dizaine d’autres, et doit son salut à un battement fragile de paupières. Son corps est transporté sur les épaules d’une présence robuste, jeté sur une paillasse, abandonné, repris en main, opéré, jeté sur d’autres paillasses, et ainsi de suite. Le narrateur atteint ce point de non retour de l’humanité, sa transformation à l’état de marchandise en quelque sorte. Dans les camps, le pire des maux doit être l’habitude, une forme d’animalité réduite à son plus total état de soumission. Son destin aura tout fait pour lutter contre cela.

A la libération, le narrateur va comprendre qu’il y aura désormais quelque chose de définitivement brisé : en lui d’une part ; dans le discours de ceux qui n’auront pas « expérimenté » ce type de non destin-là, de l’autre. « Pas à pas », il a vécu sa vie d’avant les camps, puis à l’intérieur de ceux-ci, « avec honnêteté » ; avec, aussi, cette conscience que « nous sommes nous-mêmes le destin ». En prenant congé de ceux qu’il a retrouvé à Budapest, le jeune Kertész aura cette pensée bouleversante de clarté, que nous n’avons pas les moyens d’entendre pleinement, que seul le Livre est capable de nous faire saisir :  » je vais continuer de vivre ma vie invivable ».