Dans La Crise du monde moderne (1927), René Guénon envisageait une opposition radicale entre l’Occident et l’Orient, entre une rationalité techno-scientifique asservie au pragmatisme, coupée de la transcendance, et un monde traditionnel branché sur le divin, spirituel et contemplatif. Environ un siècle après, force est de reconnaître que l’univers oriental a été fortement contaminé par le positivisme, et que les sciences et techniques sont comme chez elles dans les bastions du traditionalisme, au Japon, en Iran, ou en Inde. Pour une cohabitation difficile ou une fusion dans une forme culturelle nouvelle ? C’est en somme la question que se pose Ian McDonald depuis quelques années, et qu’il tente de symboliser dans des romans d’anticipation au souffle inouï, depuis l’incroyable Fleuve des dieux (l’Inde dé-fédérée des années 2040), jusqu’au non moins passionnant La Maison des derviches (biotechnologies et islam soufi à Istanbul en 2027). On pourrait aussi renvoyer, dans cet ordre d’idées, au sous-estimé Zendegi de Greg Egan, qui déplace intelligemment la problématique des univers virtuels dans l’Iran islamo-zoroastrien de 2030.

 

Dans tous ces romans, le même souci : rendre sensible la superposition de modes de pensée a priori opposés. Ian McDonald revient donc à la charge avec une « annexe » au Fleuve des dieux, La Petite déesse, compilation de nouvelles et de romans courts dans la même Inde futuriste, entre chaos politique, guerre économique, et développement anarchique des technologies. Mêmes qualités et défauts que l’œuvre matrice : cela va vite, très vite, c’est une agression des sens, une véritable plongée dans un monde dont nous ne saisissons pas immédiatement tous les codes. L’écrivain britannique a manifestement une connaissance naturelle de l’univers indien que nous n’avons pas, et il ne s’embarrasse pas d’explications. Il faut donc s’y mettre une bonne fois, s’accrocher au besoin, pour que se renouvelle l’expérience de fascination des précédents opus, un sense of wonder qui tient à la fois aux merveilles d’invention technique qui parcourent le récit, aux éléments radicalement étrangers propres à l’hindouisme qui le colorent, et au style toujours étourdissant, véritablement immersif, d’un auteur en état de grâce qui rafle les prix comme Shiva détruit les mondes, inexorablement, et s’impose comme le fils caché de John Brunner et Roger Zelazny. Vertige assuré.