Disparu en 2004, Hubert Selby Jr. a peu publié de son vivant, mais chacun de ses livres possède une indéniable intensité émotionnelle ; Le Saule, déjà chroniqué ici à sa sortie en 2000, en est un parfait exemple. L’ouvrage ressort aujourd’hui en poche dans la belle traduction de Francis Kerline, assorti d’une préface de Nick Tosches qui rend hommage au génie brut de l’écrivain : « Personne ne pouvait écrire comme Selby, car le mimétisme, ou toute tentative d’imiter l’inimitable, eût été trop flagrant. Il nous a montré que rien n’était interdit ».

Concédons d’emblée qu’Hubert Selby Jr. n’aurait jamais pu écrire autre chose que du Selby. Tautologie évidente dès les premières pages de ce roman qui débute par la ratonnade de Bobby, un adolescent noir, aux mains de Portoricains du Bronx. Recueilli par Moishe, survivant de l’Holocauste qui vit cloîtré dans une cave, Bobby est remis sur pied, dévorant des glaces à la vanille entre deux séances de jacuzzi et d’haltérophilie, tandis que se développe entre les deux personnages une amitié patiente faite d’écoute, de silences et d’émotion brute, mais hantée par la question de la vengeance.

Les plus belles pages de ce roman frénétique sont celles où s’exprime la vélocité du jeune Bobby, aveuglé par son désir d’annihilation de ses ennemis. Selby décrit avec une précision sans affect les déplacements félins du jeune homme dans le Bronx, la précision chirurgicale de ses coups sous la lune froide, la cruauté désincarnée de ses gestes impensables et, pour finir, sa fuite dans la nuit du barrio avec aux trousses le seul souvenir de ce qu’il vient de commettre. Le récit, à mi-chemin entre l’ultra-réalisme et le fabuleux, devient plus indigeste quand Selby, à la recherche de l’émotion dépouillée, procède à l’examen détaillé, bavard et quelque peu superflu des tourments intérieurs de ses personnages : son écriture se fait plus plaintive et il arrive qu’elle flirte alors avec le grotesque. Ces tentatives, construites au moyen de répétitions, d’argot et de ponctuation fébrile (salves de points d’interrogation, points de suspension, etc.) témoignent de l’authenticité du « style Selby » autant que de ses limites : lorsque l’écrivain, par exemple, tente d’approcher par tâtonnements répétés le chagrin incommensurable d’une mère ayant perdu sa fille. L’affaire traîne en longueur, sa tonalité larmoyante finit par agacer, et l’on comprend que Selby n’est jamais meilleur que lorsqu’il met le doigt sur l’énoncé définitif d’un doute ou d’une conviction, ou lorsque l’esprit, justement, ferme les écoutilles pour laisser le corps agir.

Le corps (celui de Bobby) et la mémoire (celle de Moishe) : c’est, au fond, tout ce dont il est question dans Le Saule. A le lire aujourd’hui, le roman d’Hubert Selby Jr. n’est d’ailleurs pas sans rappeler la relation du vieux Kowalski avec son jeune voisin Hmong dans Gran Torino de Clint Eastwood. A l’image de celui du film, le duo Bobby-Moishe est là pour démontrer que si l’Autre nous fait du bien, il est aussi là pour nous faire souffrir ; que la lumière, pour reprendre un symbole récurrent du livre, se trouve dans cet équilibre instable qui s’établit entre la souffrance qu’on neutralise et le désir d’amour de l’autre. C’est peu dire que Selby, dans ses livres comme dans la vie, ne se protégeait pas : il s’offrait au contraire, entier et farouchement vulnérable, à tout ce que la vie lui offrait ou lui retirait.