C’est l’histoire d’un projet éditorial casse-gueule : traduire deux pavés à la lecture très exigeante, au récit flou, bourrés de références obscures, et au parfum de saga historico-fantastique ; lui accoler des couvertures flashy ; le placer au rayon science-fiction, au milieu d’autres couvertures flashy ; espérer en vendre plus de deux mille exemplaires. On ne sait pas trop comment le projet a pu aboutir, mais peu importe : le livre est bien là, il existe, fierté secrète de quelques bibliothèques d’esthètes, et cette matérialité lui garantit d’avoir une histoire, celle des œuvres rares et cultes dont le succès n’est que d’estime, et dont l’aura grandira avec les années. Bonne chance à l’éditeur.

On avait déjà évoqué Vélum (Chronic’art #49) d’Hal Duncan, grand fourre-tout métaphysique qui faisait exploser les barrières de la science-fiction en même temps qu’il la théorisait ; Encre, qui conclue ce « Livre de Toutes les Heures », en est la suite. On avait déjà exprimé notre scepticisme devant le choix de l’illustration, qui condamnait Vélum à orner des étals de mauvaise réputation au lieu de côtoyer les Pynchon, Ballard, et Palahniuk qui lui seyaient ; on persiste et signe. Mais si ces orange, rouge, et bleu légèrement criards peuvent susciter la réticence et évoquer une pâtisserie trop sucrée, ils contiennent un véritable joyau, d’autant plus précieux qu’il était bien caché ; de sorte qu’ouvrir Encre, c’est un peu comme trouver un diamant 18 carats dans un Kinder Surprise.

Résumer cette somme serait à la fois impossible et vain ; on peut se contenter d’en rappeler le dispositif. Dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent de Borges, on peut lire ceci : « Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions du roman. (…) Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités ». Hal Duncan a du lire et relire ce passage, et en faire le cahier des charges de son roman-monde.

L’histoire en elle-même est infiniment interprétable, demanderait une exégèse infinie. Ses segments se recoupent et se réécrivent perpétuellement, en ne livrant jamais de motif définitif qui pourrait être soumis à l’analyse. Duncan n’aime pas la fixité, la géométrie, les angles nets, il préfère le devenir et le chaos. On ne sait jamais si le fragment que l’on est en train de lire poursuit réellement le précédent, ou s’il s’en décale imperceptiblement. On ne le sait que plus tard, en butant sur des contradictions insolubles. Même si, de toute évidence, Encre se disperse moins que Vélum, et parvient à mener de front une petite dizaine de récits cohérents. La première partie contient même, ô surprise, quelques longueurs, comme si notre habitude du zapping spatio-temporel acquise à la lecture du livre se trouvait frustrée de devoir se concentrer plus de quelques minutes sur un programme. Comme si le découpage hyperactif et le bombardement d’informations nous empêchaient d’être patients.

Heureusement, Duncan a gardé le meilleur pour la fin. La dernière partie de ce « double diptyque » est un maelström d’intrigues, dont chacune donne la grille d’interprétation de l’autre, avant d’être mise en abîme à son tour. Les sept piliers du récit, figures transhistoriques et archétypes universels, Guy le scribe, Don le charitable, Thomas le tentateur, Joey le nihiliste, Phreedom la vengeresse, Seamus le voleur de feu, et Jack le héros, sont enfin réunis, plongés dans des jeux d’amour et de pouvoir infiniment réactivés. On se laisse alors porter par le courant du fleuve narratif, dont les divers bras et embranchements, qui charrient des bouts de récit arrachés aux berges du temps, sont autant de pistes à explorer – avec la possibilité de retrouver son chemin, ou de se perdre complètement. Un trip définitif, rare, épuisant, qui laissera en route bien des lecteurs à court de volonté, et comblera ceux qui aiment la littérature quand elle a un arrière-goût d’élitisme. On n’est pas sûr de faire de la pub à l’éditeur en disant cela, mais il faut le prendre comme un compliment.