Les couples de tous âges, avant d’éteindre la lumière le soir dans leur lit, poseront sur leur chevet un livre de Gregor Von Rezzori (1914-1998). Pour Madame, décidons arbitrairement qu’il s’agira de Neiges d’antan, autobiographie de l’écrivain austro-hongrois qui paraît aujourd’hui à L’Olivier. Pour Monsieur, ce sera Sur mes traces, autobiographie de l’écrivain austro-hongrois qui paraît aujourd’hui au Rocher. Le matin, au petit déjeuner, il sera toujours amusant de comparer. Neiges d’antan est composé de différents portraits : celui de la mère de Rezzori, mélancolique et angoissée, celui de son père, chasseur amoureux de la nature, celui de sa sœur studieuse ou encore de sa nourrice excentrique. Les mêmes personnages se retrouvent dans Sur mes traces, comme on peut s’y attendre, mais cette fois d’une manière non thématisée, sans chapitres, suivant la chronologie du siècle. Rezzori s’y laisse aller à ses souvenirs : il faut accepter d’être guidé par lui, comme une conversation qui rebondit d’une phrase à l’autre et s’autorise des digressions. Si on ne souhaite pas lire les deux autobiographies, voici quelques critères de sélection. D’un côté, Sur mes traces balaye plus largement la vie de Rezzori que Neiges d’antan, dans lequel il raconte sa jeunesse ; dans ce dernier en revanche, il y a des photos. En outre, ce n’est pas la seconde partie de sa vie qui est la plus intéressante : Rezzori l’évoque d’ailleurs avec la rapidité d’un élève pressé de finir sa dissertation. Avec les photos, on peut de plus constater que l’auteur était beau, façon Leonardo di Caprio d’abord, un peu plus virile ensuite. Ce n’est pas rien. Le physique de Rezzori, sa présence, ont contribué à faire de lui un séducteur. Toute sa vie, il a collectionné les femmes avec une grande constance. Né peu fortuné, il le restera, d’où cette réputation de gigolo qui le suivra longuement et dont il parle dans Sur mes traces. Marié et père de famille, il sera souvent absent, et s’étonnera ensuite que ses enfants s’éloignent parfois de lui. On trouve quelques pages de justifications un peu désagréables à ce sujet.

Mais revenons à sa jeunesse, c’est là qu’il est le meilleur. La guerre, les déplacements perpétuels, le divorce de ses parents : il passe ces années-là en nomade, dans des maisons qu’il ne parvient pas à s’approprier. Il veut être graphiste mais rentre à l’école des mines sous prétexte qu’il a travaillé un été avec des explosifs, sans trop savoir ce que c’était. Comme il rate l’examen, il tente médecine et rate de nouveau. Le voilà tour à tour à Berlin, à Budapest ou à Czernowitz, sa ville natale. On l’y suit avec plaisir. En cela, Sur mes traces représente un passionnant document sur cette période de l’histoire européenne. On y voit monter les antagonismes, les amis Juifs qui fuient à Londres, Munich puis, finalement, la guerre, que Rezzori ne fera pas. « Je me suis donné pour but de montrer comment un changement d’époque détermine des attitudes de vie ». Ainsi pioche-t-on ce que l’on veut dans ces mémoires assez denses. Certains s’attacheront à décortiquer l’Histoire, d’autres suivront le parcours personnel du personnage que Rezzori fait de lui-même. Dans les deux cas, on n’est pas mécontent de sa lecture, mais le personnage n’est pas toujours aussi attachant qu’il veut bien se décrire. C’est, bien sûr, le principe de l’autobiographie. On souhaiterait tout de même plus de précision, moins de dilettantisme dans la construction et la bride mieux tenue sur le cheminement des pensées.