Du fond de la galaxie cannoise, où il fut conspué, aimé, répudié ou insulté, The Brown bunny nous revient amputé d’une demi-heure. Et il faut se dépêcher de le voir, car cette diminution semble n’avoir pas de fin. C’est comme si, à mesure que le temps s’écoule, le film allait vers sa propre extinction, s’enfuyait lentement vers le rien, de la flamme à la fumée, en silence. Cette longue glissade vers l’absence est paradoxalement scandée par l’omniprésence d’un corps, d’un Moi qui pleure, roule en moto, roule en camionnette, se lave, mange, se fait sucer, pleure encore. Mais parler de narcissisme, non. Même et a fortiori si Gallo signe et resigne son film (au générique, il n’y a que lui, ou presque). The Brown bunny est au contraire un film d’une grande humilité : portrait d’un coeur en souffrance plus que portrait de l’artiste en pleureuse.

Vincent prend la route. En chemin, il attrape quelques filles en forme de fleur -Violet, Rose, Lily…-, les séduit, les embrasse peut-être, puis repart. Vincent a perdu son amour et traverse l’Amérique, d’une côte et d’une course de motos à l’autre, ne retirant du paysage que la confirmation de sa tristesse et de sa solitude. Son bel amour perdu reparaît à la fin du film, dans une chambre d’hôtel, lui assène la pipe que l’on sait. Une demi-heure en moins, c’est une déchirure : voilà la scène clé coupée en deux, celle du lac salé où Vincent sur sa moto file jusqu’au fond du plan, jusqu’à flotter sur la ligne de flottaison entre ciel et terre. Version initiale : Vincent revient au premier plan et le film embraye sur cette rêverie. Version finale : il reste au fond de l’image, dans cette coupure sol-air fondue par la chaleur du désert. Tout le film est ainsi fait, vibrant sous l’appel des creux, des refuges provisoires, des havres intermittents : Vincent recroquevillé sur son lit, lové dans les flash-back de baisers évaporés ; le visage de Chloë Sevigny enfouie dans le bas-ventre de Vincent, plié en deux par la jouissance ; le sien dans le cou de Lily, une inconnue croisée sur un parking. C’est la scène la plus déchirante du film, ils se caressent les cheveux, se consolent en soufflant, la bouche dans l’oreille : « Are you ok ? ». Il repart.

Gallo est sur la route. En chemin, il poursuit l’inlassable chimère, continue à sa manière et avec toute l’innocence de son regard électrique l’immense tâche d’un cinéma moderne ouvert à l’insoluble -la recherche de l’image perdue.