Petit casino, fresque fragmentaire sur l’histoire révolue d’un quartier populaire, est déjà une lecture éprouvante pour qui connaît bien Brooklyn, l’un des cinq boroughs du grand New York. Qu’en sera-t-il pour ceux qui ne connaissent rien des différences entre Bay Ridge, Red Hook, Greenpoint et Long Island City ? Pour ceux qui ignorent ce qu’est un « taxi à carreaux » ou encore ce que signifie « danser le Jersey bounce » ? Intelligent, raffiné, presque « proustien » dans ses intentions mais profondément ironique dans son exécution, Petit casino est le roman d’un mauvais garçon sur les siens. Un livre qui, par sa forme autant que par son contenu, reste souvent obscur, tant est méticuleuse sa restitution d’une culture et d’une époque qui, en dehors de quelques stéréotypes véhiculés par le cinéma, échappent presque entièrement aux Européens.

Formellement, Petit casino est un aggloméré de saynètes parfois tendres, souvent cruelles, qui évoquent des vies sans éclat abrégées par des incidents sordides. Souvenirs érotiques, individus fameux voués à l’oubli et rumeurs de quartier sont décortiqués à l’instant même où ils sont évoqués : tout cela exige beaucoup de dévouement de la part du lecteur. Sans parler du traducteur, Bernard Hoepffner, qui aura dû reproduire le style limpide et acéré de ce roman où deux voix (l’une emportée et lyrique, l’autre plus terre à terre) échangent et contaminent parfois leurs versions divergentes des mêmes faits. Et il faut du temps (le temps de la relecture, souvent) pour comprendre les lieux de cette liturgie fourre-tout -le Brooklyn d’un « âge d’or » révolu- et cette langue riche en expressions d’une autre ère, un idiome « à double fond » qui évoque parfois le parler cockney de l’est de Londres.

Pour saisir tout l’enjeu de l’irruption de cet immense écrivain américain traduit pour la première fois en France, on peut situer le travail de Gilbert Sorrentino quelque part entre la fascination de J.D. Salinger pour les jeux du langage et les exercices de style et de mémoire de Georges Perec. Encensé par quelques grosses pointures (Don DeLillo, entre autres, pour qui « Sorrentino apporte au roman et à tous les romanciers honneur, tradition, et une passion obstinée »), Sorrentino se rapprocherait en fait plutôt d’un autre auteur  » expérimental  » américain, l’excellent David Markson (l’auteur de La Maîtresse de Wittgenstein et de Epitaphe pour une garce) ; on peut aussi le comparer à Hubert Selby Jr., un autre de ses admirateurs, pour sa farouche indépendance et son implacable fidélité à des racines modestes –au jazz et aux lieux de son enfance à Brooklyn, aussi, où il est récemment retourné vivre.

De fait, Petit casino est un livre qui s’inscrit en porte-à-faux par rapport aux romans post-modernes contemporains. Il dépeint une époque et une communauté dont les repères dérouteront jusqu’aux lecteurs les mieux avertis : des bars où l’on sert des « Clover Club » et des « Jack Rose », des conversations où surgissent les noms de « Milton Berle, Eddie Cantor et George Jessel », un film où Ginger Rogers interprète la version dansée de Shuffle off to buffalo. D’explications, Sorrentino n’en fournit guère, et quand il en donne, c’est pour mieux nous perdre. Des commentaires instruits plus qu’instructifs, et un très bref lexique en fin d’ouvrage pour expliquer un nom (Herriman, créateur de la BD Crazy cat, ou Tom Mix, célèbre star du western), un lieu (Lincoln Hall, Nathan’s Famous, Fort Ord) ou un objet, ou récapituler les citations et les titres des chansons : le sens de certaines anecdotes n’apparaîtra souvent qu’à une minorité de lecteurs initiés. Et pourtant Petit casino reste éminemment accessible. Parfois contenues dans une demi page à peine, les vies qui y figurent sont toutes tragiques, trop brèves ou au contraire atrocement longues. D’une miniature à l’autre, on retrouve des figures solitaires et familières, des piliers de comptoir comme « le gros George » ou l’impayable « Fat Harry », « bluffant avec des paires de deux et de trois, en ignorant les doubles paires avec as, en misant précautionneusement quand il gagne et imprudemment quand il perd » et, dans diverses tenues ou circonstances, une envoûtante « Dolores » aux multiples visages.

Mensonges, fanfaronnades, rixes de comptoir et désirs de femmes (leurs culottes aperçues, rarement touchées, « sous une robe bleu clair », font partie des accessoires récurrents de ce livre kaléidoscope) : Petit casino est comme un mémorial à ceux qui, de la Grande Dépression aux années 50, illuminèrent Brooklyn par leurs actions insignifiantes. Pour certains, sans doute, le sens de ce court roman ne sera évident qu’à la dernière page, avec l’évocation dans un ultime et magnifique paragraphe d’un univers à jamais disparu, ressuscité sous la plume d’un virtuose. D’autres y verront seulement (et c’est déjà beaucoup) un hommage à ce dont les mots sont capables : restituer le temps, le suspendre et, parfois, le transformer en or.