S’il fallait le résumer en quelques mots, on pourrait dire de ce premier tome des Figures de la vie impossible qu’il est un dialogue impossible entre la mémoire et l’oubli. Gilbert Gatore a commencé à écrire en 1991, au Rwanda. Après lecture du Journal d’Anne Frank, il tient au jour le jour, pendant quatre ans, son journal de guerre. Un journal dans des cahiers, tous confisqués au moment de fuir le pays, en passant la frontière zaïroise. Une mémoire envolée, qui le condamne à l’écriture, au roman. Heureusement, d’une certaine manière, car Le Passé devant soi, loin du regard d’un témoin, d’un journaliste ou d’un observateur, réinvente l’histoire et bénéficie de l’apport inestimable de la fiction pour pénétrer l’esprit des bourreaux et celui des survivants.

Ils sont deux, qui dialoguent sans le savoir. Le premier est muet, personnage de théâtre d’ombres, pantin manipulable, manipulé, vivant par et pour ses rêves : Niko, dit « Niko-le-singe » au village, n’a pas connu sa mère, morte à sa naissance, est resté ignoré de son père et a poussé à la va-vite, entre les bancs de l’école et la forge de son oncle. Dans son enfance, il a parlé à une chèvre, longtemps, avant de grandir et de se mettre à sculpter des scènes étranges sur les bassines et de graver sur des machettes des phrases à double sens. Il a appris aussi à ne jamais sourire, sa dentition, effrayante, étant « un démon abominable qui perce derrière les traits harmonieux ». Il a appris à rester seul, à l’écart, dans le monde de ses pensées. Alors qu’il déroule le fil de sa mémoire (251 fragments, 251 moments de temps, limpides, sans fioriture, sans émotion excessive), il se dévoile, personnage étrange et doux hanté par le remords, la peur, des angoisses dont il ne peut se débarrasser. Dans son exil volontaire, il rejoint une grotte, lieu d’initiations traditionnelles où vivent de grands singes qui le séquestrent. Là, plus seul que jamais, il questionne son existence passée, témoignant de son impuissance à comprendre ce qui un jour l’a fait dévier de son chemin tranquille, ce qui lui a fait prendre une machette, ce qui lui a fait massacrer ses proches. Il revient sur son impuissance à comprendre d’où est né le chaos, aussi bien que ce qui a ramené le monde à un semblant de normalité. Son impuissance à trancher, face au choix le plus trivial qui puisse être : mourir, ou bien tuer.

Entre ses réflexions, qui tiennent aussi bien de la légende que du récit naïf et du tourbillon de la conscience coupable, s’interpose l’histoire de la jeune Isaro, qui n’a gardé de ses origines africaines que son prénom. Née au Rwanda, elle a été adoptée par des Français et a grandi dans l’ignorance de son passé, ignorance subie et entretenue. Jusqu’à ce qu’une phrase, entendue à la radio, la ramène en arrière, la force à regarder vers cette histoire qu’elle a gommée : alors Isaro sombre. Elle veut comprendre. Sous couvert d’une « mission de mémoire », financée par une fondation anonyme, elle part là-bas. Dans le pays de son enfance, elle n’a plus pour moteur que l’idée de faire revivre la mémoire des témoins pour tenter de comprendre, un peu, ceux qui ont réalisé ces massacres dont elle est rescapée.

Gatore pose face-à-face une victime et un bourreau et, finalement, deux impuissances, deux innocences brisées. Des deux côtés, les questions sont les mêmes : comment pardonner, comment oublier, comment renaître ? Est-ce possible ? L’écrivain entrelace habilement deux récits qui ne peuvent exister qu’ensemble. Primo Levi, avant lui, avait étudié la difficulté de vivre comme survivant, questionné la légitimité de l’existence quand les autres ne sont plus. Leurs conclusions, sans doute, sont les mêmes : pas plus qu’il n’est facile de vivre en ayant conscience d’avoir participé à un massacre, il n’est possible vraiment de vivre en portant le poids de sa survie.