La ville de Turin, les après-midi d’automne, « quand le ciel est clair et les ombres plus longues que pendant l’été », dégage « une poésie étrange et profonde, mystérieuse et solitaire infiniment », qui a permis à de Chirico d’exprimer « ce sentiment mystérieux et puissant » qu’il avait découvert dans les livres de Nietzsche. Turin, ville baroque, sans antiquités, au tracé régulier, dont les grandes avenues bordées de hautes arcades portent vers les cimes lointaines et si proches, aux places géométriques où les statues semblent participer à la douce immobilité d’une vie qu’elles ont quittée depuis longtemps. Turin, ville au nord du Sud, lumineuse et abstraite. Ville des esthètes métaphysiciens, du satanisme et du saint suaire, de Lombroso, qui rassemble sous le nom de « dégénérescence épileptique » les mentalités du fou, du criminel et du génie. Ville industrielle enfin. L’Immense Solitude est un voyage dans le Turin silencieux de Nietzsche et de Pavese.

Frédéric Pajak présente son livre comme une longue rêverie, écrite mais surtout dessinée, des dessins qui paraissent des gravures, pleins d’ombres dont émergent des perspectives et des personnages dont les longs nez nous font pénétrer dans cette inquiétante étrangeté des rêves, mais aussi de l’enfance dont finalement ni Nietzsche, ni Pavese, ni peut-être personne ne sort jamais complètement indemne. Cette rêverie se déroule à Turin, lieu de révélation, non seulement pour Nietzsche, Pavese et de Chirico, mais aussi pour F. Pajak lui-même. Révélation des destins et de leurs coïncidences : le livre s’ouvre sur la mort du père de l’auteur, à trente-cinq ans, lorsque celui-ci en avait neuf. Le père de Nietzsche, celui de Pavese et celui de Chirico sont également morts autour de cet âge, laissant un enfant seul, entouré de femmes.
Tous sont donc venus à cette ville orphelins, en étrangers : Nietzsche pour y élire patrie et y rassembler l’ensemble de ses forces pour faire éclater ce rire si puissant qui renverse toutes les valeurs -il y a écrit Ecce Homo et l’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, puis signé ces dernières lettres « le crucifié » et parfois Dionysos- ; Pavese pour y mourir seul, au mois d’août, dans une chambre d’hôtel près de la gare. Dans la mélancolie et la solitude d’une ville qui dépasse démesurément tout individu, Nietzsche a sombré dans la folie, Pavese dans un néant dont il avait la douloureuse, insistante, insoutenable conscience de ne l’avoir jamais quitté : « … tous, avant de naître, nous étions morts », a-t-il écrit dans son journal, Le Métier de vivre.

L’attrait principal du livre est de nous faire sentir l’exaltation qui a pu saisir Nietzsche à Turin, avant qu’il s’y perde absolument. La ville devient l’espace intérieur du poète, et seul le dessin pouvait, parce qu’il permet une plus grande liberté que la photographie, nous en rapprocher. Les textes qui accompagnent les images sont essentiellement constitués d’extraits de la correspondance de Nietzsche. Ce n’est donc pas à une lecture de l’œuvre d’un philosophe qu’est convié le lecteur, mais plutôt à partager une atmosphère qui a peut-être été celle dans laquelle Nietzsche a écrit ces derniers textes, où il a affirmé le plus fortement cette immense liberté qui anime son œuvre.

On pourra regretter que l’intensité de cette rêverie soit parfois interrompue d’un exposé moins original sur la pensée de Nietzsche ou sur le malheureux destin de son œuvre récupérée, par la volonté maniaque et possessive de sa sœur, par les nazis. De même, c’est surtout le Turin de Nietzsche qui apparaît ici, Pavese n’ayant finalement qu’une place très secondaire. Au-delà des coïncidences, et sauf à faire de la mort du père l’explication de deux œuvres aussi différentes, ce que l’auteur semble parfois suggérer, les éléments de la vie de Pavese qui sont ici esquissés complètent davantage l’image de la ville comme expression de la solitude et de la mélancolie qu’ils ne nous font pénétrer dans la conscience de l’écrivain.
Mais il n’y a pas là matière à critique : comme dans ces rêves où l’on parcourt une ville déserte et presque irréelle, d’où le temps a été aspiré, où les seuls mouvements sont ceux qui naissent de l’inconscient du sommeil, la lecture du livre de Pajak est une promenade dans la ville improbable de l’épiphanie d’un philosophe allemand en Dionysos, du retour d’un écrivain italien dans une absence qu’il n’a jamais véritablement quittée, de la révélation par un peintre né en Grèce, étudiant en Allemagne, de la mélancolie qu’il porte en lui. A la dernière page, « au petit matin », le lecteur, toujours accompagné de l’auteur, sort du tunnel, comme de l’une de ces entrées des enfers qui parsemaient la géographie du monde antique, avec l’impression profonde d’avoir visité le cercle solitaire des prophètes et des désespérés. La route se perd dans l’ombre de l’un des dessins les plus sombres.