Dans l’oeuvre officieuse d’un écrivain, certains écrits intimes se démarquent d’autres dont la publication post mortem semblait, de la part de leur auteur, plus ou moins envisagée. D’où cette question : doit-on, sous prétexte qu’ils sont la marque d’un immense artiste, éditer tous les écrits ? En présence d’un minimum de cohérence afin que l’ensemble se tienne, la réponse est : oui, assurément. Les Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin constituent probablement les lignes les plus atypiques et intrigantes que nous ait laissées Kafka. Ecrits en marge du Journal sur d’étranges fiches numérotées, ces quelques fragments opaques nous emmènent dans les dédales d’un inconscient hors norme. L’angoisse liée à la possible appartenance à la communauté humaine se confond avec celle du joug divin que la civilisation judéo-chrétienne a hérité des Ecritures. La perte ici décrite est celle d’une intériorité individuelle de l’homme égaré au milieu du monde. Dieu est la grande souffrance de Kafka. Derrière Lui, la figure culpabilisante du Père et la permanence de son jugement devant l’inéluctabilité du péché. « Quoi de plus gai que la foi en un dieu domestique ! » avance, bredouillant, l’auteur du Château, comme reclus dans le royaume de sa pensée-écriture (« Ma cellule- ma forteresse », dit-il) et en proie à une quête douloureuse du chemin, ce point d’établissement idéal, mélange de ciel et de terre, lieu même du dépassement, du néant. « Du vrai adversaire monte en toi un courage sans limites » est le grand avertissement surgi de ces aphorismes ; le seul, peut-être, que le lecteur puisse saisir comme une arme. Rien d’intime n’est vraiment décelable dans ces réflexions : au choc du vécu social se substituent d’abstraites digressions sur le mal, des paraboles d’un modèle biblique dont les intervenants sont souvent des animaux, de flous personnages à la présence fantomatique, l’auteur lui-même (si injoignable dans les aveux de sa douleur).

Le Kafka que nous découvrons ici est inhabituel : il est philosophe, avec toute la rigueur qu’un tel geste convoque. Son appréhension de l’Etre, du Temps, de la Volonté vient se confronter au legs oppressant d’une religion transmise par le filtre de son père. Il est cependant important de plonger dans l’épaisseur de cette méditation qui ne nous est point familière. Son caractère plus qu’intime en fait un essai sur des concepts certes humains et universels, mais qu’un trop-plein d’intimité, justement, ramène au plan du privé pur. Seulement, derrière ces pages se tisse en filigrane le projet d’ouvrages écrits en parallèle et pour nous. Y tinte la clef de voûte d’un ensemble romanesque qui consacrera des personnages dont l’ampleur existentielle contribua à jeter la plus crue des lumières sur l’étrangeté de notre condition.