« Des tragédies. De tragos -bouc. Et d’oide -chant. En grec. » C’est à la fois la clef du titre de ce livre âpre comme le whiskey qui y coule à torrents déraisonnables et le genre dans lequel s’illustre son héros pathétique et magnifique, Jack Ferris, écrivain et dramaturge paumé dont Dermot Healy fait un pur irlandais de roman, parfait reflet du pays où il vit et de ses violences historiques. Jack boit beaucoup, surtout depuis que Catherine l’a quitté ; il faut dire que la passion qui l’a uni à elle n’a pas été du genre moelleux, et que ces deux amants-là n’ont jamais hésité à pousser les reproches, les mots durs et les coups au-delà de la limite tolérée parmi les couples normaux. Derrière leur passion trempée d’alcool et gonflée d’un amour en tous points excessifs se cache une autre histoire : celle de l’Irlande, bien sûr, et d’un conflit séculaire dont Catherine (elle vient du Nord, elle est protestante) et Jack (il vient du Sud, il est catholique) sont à la fois les victimes et l’allégorie. « L’ombre de l’hystérie planait sur tout. Ils parlaient d’arrêter de boire, de rester ensemble toute la vie. »

A cette love-story rugueuse et sans concessions s’ajoute bientôt une autre histoire, dramatique elle aussi : celle du père de Catherine, ancien pasteur presbytérien et flic en Irlande du Nord qui a élevé ses filles à coups de Bible et de baguette, dans la plus pure tradition religieuse. Un homme droit et sûr de lui, donc, dont les convictions vont toutefois vaciller lorsque, voyant un reportage sur un défilé pour les droits civiques à la télévision, il se découvre à l’écran en père fouettard hyper-violent, fracassant de sang froid le crâne d’un manifestant avec une parfaite conscience professionnelle. En entrelaçant habilement ces deux récits, Healy accentue l’impact du tableau des contrastes et contradictions du fichu pays où il est né et des tragédies intimes de ses compatriotes, confronté comme lui à la violence presque naturelle d’une île qu’on dirait faite toute exprès pour la guerre.

Ceux que les histoires d’Irlande attirent n’auront guère besoin de plus de lignes pour se précipiter vers cette fresque à quarante degrés bien frappés où ils retrouveront ces thèmes et ces drames dont d’autres ont déjà su faire quelques chefs-d’oeuvre. La maîtrise dans la construction et la propension à mêler portraits singuliers (le mot est faible) et tableau national dont fait preuve Dermot Healy ne décevront sans doute pas, malgré peut-être quelques longueurs. Avec ce deuxième roman (paru en 1994 en anglais, il succédait à Fighting the shadows, publié dix ans plus tôt, et fut suivi par Sudden times en 99), ce citoyen irlandais depuis cinquante-cinq ans s’imposait parmi les nombreux grands noms de cette île aussi tourmentée que littéraire. Sans doute littéraire parce que tourmentée.