Longtemps relégué aux Etats-Unis au rang d’incunable impossible à dénicher, Motorman tient une place très à part dans la généalogie du roman américain contemporain. Curieusement, c’est sa réputation chez ceux qui ne pouvaient pas le lire qui lui a assuré la postérité. Ben Marcus, qui signe l’introduction de la réédition américaine en 2004, y rapporte avec humour la place particulière que le roman tenait dans sa vie d’écrivain débutant, avant qu’il arrive à en dénicher un exemplaire : sa réputation, dit-il, était telle qu’il était circonspect et jaloux à l’avance de son étrangeté, de son invention et de la ferveur quasi religieuse de ses adeptes (qui racontaient que son auteur vivait au chevet de Maître Burroughs pour inscrire chaque matin ses rêves de la nuit écoulée). Shelley Jackson, auteur d’une Mélancolie de l’anatomie récemment encensée ici même (dans la version papier du magazine), raconte de son côté que le livre est le seul qu’elle ait dû lire en version polycopiée, « pour dire à quel point il était dur à trouver, et à quel point je le désirais ». Gabe Hudson, enfin, présente Motorman comme une oeuvre apte à générer, plus encore qu’une secte fanatique, « des cellules dormantes » prêtes à renverser la littérature sur la tête.

Pourtant, la vérité historique de Dave Ohle révèle un écrivain au destin plus humble, seulement connu chez les burroughsophiles pour avoir édité les mémoires de Bill Burroughs Jr. (certes à la demande de Burroughs Père, avec qui il entretint des rapports de bon voisinage vers la fin des années 1970). Une question toute bête se pose donc à la lecture de ce court roman arrangé comme un air de Beckett (110 chapitres succincts, plein d’air et de dialogues rapides) : Motorman est-il, comme l’affirme Shelley Jackson, « l’ancêtre secret de la fiction spéculative la plus audacieuse de notre temps » ? L’amateur du monde sémantique étrange de l’Américaine et des dystopies-simulacres de Ben Marcus, d’Alasdair Gray, de Kafka ou du Brazil de Terry Gilliam y retrouvera en tout cas un univers étrangement familier. Moldenke, common man aux coeurs fragiles et sujet à des rêveries nostalgique du monde d’avant (quand un seul soleil brillait dans le ciel et que les hommes n’étaient pas remplis de gelée), est méchamment harcelé par un petit tyran polymorphe qui lui rend la vie impossible. Le Docteur Burnheart, mentor et parent de substitution, finit par le convaincre de le rejoindre à la campagne : Moldenke part alors en quête paradoxale de décors plus tangibles que le monde artificiel où il s’éteint à petit feu, et devient malgré lui un nouvel élément perturbateur. Placé sous l’égide de M.C. Escher, fameux metteur en images des boucles étranges de la logique, le royaume de Motorman ressemble moins à un décalque satirique de l’Amérique du début des 70’s (même si les motifs et les échos abondent) qu’à un agrégat d’idées hirsutes très puissantes et de désordres psychiques littéralement couchés sur le papier.

Fatalement, il n’y a rien à expliquer de cet « espace de temps indéterminé » qu’aucune école (science-fiction, réalisme magique, picaresque, métafiction) ne saurait inscrire à son patrimoine. Mais il y a tout à ressentir. D’apparence simpliste et unidimensionnelle, comme une fantaisie de Brautigan ou une bédé de Philémon, le monde de Motorman ne cesse de noircir et de s’épaissir au fur et à mesure que les événements tragiques et les explosions de violence s’accumulent. Moldenke a beau se débattre dans un réel de faux-semblants où la météo est fabriquée en haut des tours, les impressions très vives que le récit frappe dans les tripes et sur la rétine n’ont rien à voir avec l’absurde ou avec les bizarreries d’Epinal du surréalisme. C’est par là, probablement, que ce roman réellement exceptionnel a acquis ses lettres de noblesse : jamais un récit aussi émancipé de la géométrie euclidienne n’avait affiché une profondeur de champ aussi vertigineuse. De Ben Marcus à Matthew Derby, la très vivace lignée qu’il a introduite dans la littérature américaine n’est pas loin d’être notre préférée.