Dan O’Brien est né dans l’Iowa, au milieu des banlieues de la classe moyenne américaine, loin des Grandes Plaines. Jusqu’à ce jour du milieu des 50’s, un départ en vacances, la route, les Black Hills : « Ecrasé à l’arrière d’une Chevrolet 55, ma première impression des Grandes plaines du nord était un rêve romantique de petit garçon, un rêve de cow-boys, de chevaux et de couchers de soleil. C’est ce paysage qui a donné le cap à toute mon existence ». Spécialiste des espèces en voie de disparition, expert en fauconnerie, prof de littérature à ses heures perdues, O’Brien s’achète son ranch au milieu des montagnes. Tant bien que mal, peu motivé par l’élevage, il le fait tourner, surtout dans la perspective de mener à bien un projet pour le moins utopique : la restauration de l’écosystème régional, sérieusement mis à mal. Il dresse des faucons, lutte pour leur réinsertion dans les Rocheuses. Ignore les vaches : ce qui le fait vibrer, ce sont les bisons. Postulat de départ pour lui et quelques autres doux illuminés : en massacrant allègrement les bisons, les colons qui traversaient la Prairie ont ruiné un système parfaitement bien en place. Leur défi : ramener sur les Grandes Terres ce maillon manquant d’une chaîne écologique mal en point. Sous leurs sabots seulement, la prairie pourra renaître.

O’Brien l’écolo laisse très vite place à O’Brien l’écrivain. Son roman est un modèle du genre, très didactique, à la fois journal, récit, manifeste, à travers lequel passe le besoin de convaincre, de former. C’est un appel aux consciences, la réécriture d’un certain american way of life. La culture des lieux imprègne les hommes. « La personnalité mythique américaine est un mélange d’équité, d’endurance, d’autonomie et d’honnêteté. Les racines de cet américain s’enfoncent dans le mythe de la Frontière, peuplée de chevaux, un lieu de grands espaces propices à l’errance, aux énormes couchers de soleil, aux délimitations précises entre le Bien et le Mal. C’est aussi un endroit qui n’existe pas et qui n’a jamais existé. Ce qu’il reste du mythe : une personnalité américaine construite sur des vertus imaginaires, des hommes peuplant une région aride qui représente un quart de la surface du pays et seulement un minuscule pourcentage de la population ». Quelle meilleure mise en perspective de l’image d’Epinal d’une certaine Amérique, si difficile à gommer ? Le récit s’inscrit dans la tradition américaine du roman des grands espaces, avec un désir profond d’habiter la terre, de redonner vie à ces immensités désertes, à ce monde des éleveurs, cet univers en attente, comme suspendu. L’appel des plaines est là, appel à toujours plus de liberté, à une forme particulière de bonheur, âpre, rude, sans concessions. Les hommes sont soumis aux caprices du temps, des cours du bétail, de plans tirés sur la comète qui, en s’effondrant, les laissent ruinés, perdus. « Dans l’imaginaire américain, les Grandes Plaines ont toujours été une terre d’élevage. Mais comme l’imaginaire américain lui-même, cette idée est le fruit d’une culture, d’une mythologie, et d’une bonne campagne de pub ». Les campagnes de pub n’intéressent pas O’Brien. En revisitant les mythes fondateurs de l’identité US, il met en place une critique des modes de vie dominants, des modes de consommation, de l’expansion non réfléchie.

O’Brien vit pour ces terres qui n’appartiennent à personne et sont sous la responsabilité de tous ; il vit dans la perpétuelle reconstruction-destruction d’un univers mythique qui s’est essoufflé, sous le poids de clichés qui ne reflètent plus la réalité de la région. Il montre les limites de l’humain et démontre qu’il est toujours possible d’agir. Il propose des portraits remarquables, des figures locales aussi marquantes que les terres sur lesquelles elles vivent, d’une sincérité désarmante. D’un bout à l’autre, avec un regard acéré sur des réalités économiques, écologiques ou démographiques qu’il maîtrise parfaitement, il embarque le lecteur dans son texte, sans forcer, et réussit le petit exploit d’impliquer tout le monde dans son récit. Sur la base de la réintroduction des bisons dans un ranch des Black Hills, ce n’était pas gagné d’avance.