L’inspiration première de McCarthy, c’est le western, les mythes de la frontière, ce no man’s land désertique qui s’étend au sud du Texas, aux portes du Mexique. Son immensité, son anonymat et son identité propre en font le lieu de tous les possibles, de la construction de toutes les légendes, l’endroit rêvé pour inscrire une histoire en devenir. Sept ans après Des Villes dans la plaine, qui clôturait la Trilogie des confins, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme revient sur ces lieux pour mettre en scène une chasse à l’homme entre shérif et tueur fou, dans la plus pure tradition du Wanted, avec pour toile de fond la chute inexorable d’un monde qui a perdu tout repère et devient invivable pour ceux qui y vieillissent. Tout au long du texte, dressant en parallèle man hunting et mémoire du sheriff qui remet les choses en perspective, McCarthy constate que l’avenir, pour ce pays, est imprévisible, redoutable. « Comment ça se fait que les gens ne pensent pas que ce pays a pas mal de comptes à rendre ? Non. Ils n’ont pas de rancœur. On peut dire que le pays, c’est seulement le pays, qu’il ne fait rien par lui-même, mais ça ne veut pas dire grand-chose. Une fois, j’ai vu un type tirer sur son pick-up avec un fusil à pompe. Sans doute qu’il pensait que le pick-up avait fait quelque chose. Ce pays vous tue l’espace d’un éclair et on l’aime malgré tout ».

Llewellyn Moss, 36 ans, vétéran du Viet-Nam, chasse l’antilope dans les collines désertes du côté du Rio Grande. « Loin au sud les âpres montagnes du Mexique. Les falaises de la rivière. A l’ouest le sol de terre cuite calcinée et le défilement des confins ». Dans une vallée encaissée, il tombe sur un carnage : un convoi, des morts, de l’héroïne, des armes. Et deux millions de dollars en liquide. Difficile de résister à la tentation. Llewellyn part avec l’argent, et une certitude : sa vie va changer. Il ignore encore à quel point. Quelques heures après, il commet sa première erreur : rongé par la culpabilité, il repart sur les lieux du massacre pour porter à boire à un blessé qu’il n’a pas pu aider. Lequel, entre temps a été achevé par les trafiquants qui cherchent leur argent. Dès cet instant, Moss est un homme en fuite ; à ses trousses, des trafiquants mexicains, un tueur psychopathe et le shérif Bell. On aimerait le voir arriver au bout de sa quête, planquer l’argent, trouver un lieu sûr, y faire venir sa femme. On sent que ça va être difficile.

Pivot du récit, Bell incarne la tradition. A la fois par son statut : il est le shérif, l’incontournable de tout western, et par son rôle dans la société américaine, a fortiori texane : véritable repère, il joue tous les rôles, écoute, observe, témoigne, même s’il sait que dans un monde qui change, son rôle se réduit à celui de simple spectateur, alors que le champ d’action du crime, organisé ou non, semble ne plus connaître de limites. Bell est un homme simple. Lui-même fils de shérif, décoré de la WWII, heureux d’un mariage qui dure, il a suivi la voie de son père comme d’autres entrent en religion. Veiller sur son comté est un sacerdoce, c’est ce qui le ronge. Bien sûr, il vit avec sa dose de culpabilité, des souvenirs de guerre qu’il cherche à effacer. Mais les temps changent à une vitesse qu’il a du mal à appréhender. La violence s’exacerbe et cette chasse à l’homme qu’il commence avec un objectif (sauver Llewellyn avant que les autres ne le trouvent) le confronte au mal dans sa forme la plus simple et la plus complexe. Le mal ? Chigurgh, le tueur sociopathe. Une figure que McCarthy a déjà exploitée, symbole de ce que devient notre monde dans ses pires moments, menaçant la nation toute entière.

Si la construction du texte se veut parfaitement binaire (récit / monologue), on est en réalité bien au-delà des clivages et clichés ordinaires d’une lutte entre Bien et Mal. Le roman tient à la fois du conte (aux origines, il y avait…) et de la prophétie. McCarthy illustre la destruction interne d’un univers gangrené, ce qui menace l’Amérique forteresse, le mythe de la frontière transposé dans un réel menaçant. « On m’a demandé si je croyais en Satan. J’ai dit c’est pas de ça qu’il s’agit. Et on m’a répondu je le sais mais t’y crois ? Il a fallu que je réfléchisse. Sans doute que j’y croyais quand j’étais jeune. Arrivé à la quarantaine, j’étais un peu moins ferme dans mes convictions. A présent, je recommence à pencher de l’autre côté. Il explique pas mal de choses qui n’ont pas d’autre explication. Qui n’en ont pas pour moi ».

Tout l’art de McCarthy réside dans son regard. Dans sa façon de faire d’un bain de sang la métaphore des angoisses d’une société en mutation, confrontée à ses propres contradictions. Sa façon de raconter cette quête qui se joue sur la frontière entre Mexique et Texas, toujours dans un entre deux mondes, et de la rendre parfaitement visuelle. Sa façon d’écrire comme d’autres filmeraient. McCarthy s’arrange pour rendre son texte à la fois attendu et imprévisible. Il joue de ses personnages, les mène jusqu’à la limite de leur crédibilité, crée la situation exacte qui leur permettra d’aller au bout de sa logique, vers toujours pire. Le récit saisit par sa puissance, renforcée par cette voix off qui temporise, analyse, dissèque et donne ainsi à l’autre texte tout son souffle.