Parallèlement à la grande exposition qui lui a été consacrée à Beaubourg, de nombreuses rééditions ont fait revivre ces derniers mois le mouvement dada. Une commémoration autant louable que problématique : attentat contre la culture officielle, anarchisme artistique transnational, le dynamitage dadaïste est tout sauf évident à cerner, trier et vendre à titre d’hommage. Parmi cette chaotique prolifération, Allia nous offre un essai de Raoul Hausmann et, surtout, trois poèmes de Clément Pansaers, précurseur et principal représentant du dadaïsme belge. Son œuvre fait se frictionner les extrêmes pour produire l’étincelle d’une poésie dionysiaque, avant-gardiste et philosophique. Termes techniques ou savants et métaphores mathématiques côtoient babil enfantin, délire éthylique et images folles, le tout avec innovations typographiques éventuelles et parfois agrémenté de gravures de l’auteur. Fusion de conscience et d’inconscience, de concepts et d’interjections, réconciliation des contraires sur fond de taoïsme filtré : tel fut le programme de Pansaers. Le Pan-pan au cul du nu nègre, « polyphonie-polyfolie » qui se déploie comme une danse (le « Pan-pan » étant en effet, outre l’onomatopée d’une détonation, une danse en vogue du début du siècle dernier), déverse un rythme déjanté, électrique, tourbillonnant ; L’Apologie de la paresse, elle, se présente au contraire comme la décantation d’une ivresse baudelairienne, un long poème envoûtant aux impressions éthérées, à l’indolence lucide. Intensité d’une méditation post-cuite hachurée de points d’interrogation ou de suspension, bercée d’un lent déséquilibre. Bar Niconor, enfin, le plus dadaïste des trois poèmes, est une vraie soûlographie verbale, incroyable éructation psychédélique d’une conscience « cocktailisée ». Tout au long du texte s’égrène en gras une longue liste d’alcools divers, seule trame tangible d’une orgie sans fin consistant à « cocktailiser / accorder le tank-banjo / alibi arara / alibaba / trinitrotoluol / et se foutre foutre interstitielle une cuite incommensurable ». Jouissives au dernier degré, les beuveries crypto-taoïstes de Pansaers préfigurent aussi René Daumal et le « Grand Jeu ». Afin qu’elles donnent leur plein effet d’hallucinations détergentes, on conseille de ne pas les lire à jeun.

La réédition de Sensorialité excentrique, dernier essai de Raoul Hausmann (dit le « dadasophe », figure phare du dadaïsme berlinois), en revanche, se révèle bien décevante. Cet « ultime développement de sa pensée iconoclaste » n’est en effet rien d’autre qu’un tissu de fadaises régurgité en 1970, soit bien après l’essoufflement du mouvement dada. Enième velléité de faire table rase du passé pour former l’homme nouveau : « Tout ce que l’homme a entrepris et fait jusqu’à aujourd’hui n’était : qu’ECHEC !!! Une Civilisation Nouvelle ! d’urgence ! ». On sent que l’amusant messianisme dada-surréaliste a définitivement viré au gâtisme dans ce texte aussi péremptoire et sérieux qu’inconséquent. Hausmann nous refourgue une théorie de la prééminence de la Présence sur l’Eternel et de la métamorphose sur toute loi édictée, nourrie de vague relents bouddhistes et qui n’a rien de particulièrement renversant. Idem en ce qui concerne sa resucée des synesthésies. Son ambition radicale et totalisante s’appuie sur un champ de savoir très vaste (astrophysique, biologie, chimie, évolutionnisme, inconscient…) sans en avoir les moyens et sans produire la moindre intuition notable. Sa virulence et ses jugements catégoriques se vautrent dans les contradictions (on reproche à Socrate son « connais-toi toi-même » sous prétexte qu’on ne peut se connaître, puis en nous reprochant plus loin de nous ignorer…), les solutions faussement nouvelles (l’Amour désintéressé) et la dissimulation d’un idéal de plante verte sous les concepts éventuellement défendables d’homme « amétaphysique » et « atechnique ». Au sein de ce revival dadaïste, on préférera donc les cuites roboratives de Pansaers aux élucubrations d’un dadasophe sénile.