Ouvrir Le Tramway, c’est se plonger dans un vieil album de famille vaguement poussiéreux où s’entrecroisent des pans, des strates de vie entre lesquels le narrateur jette opportunément des passerelles. A la différence du Jardin des Plantes, il n’est pas fait mention de « S. », ce je personnage-acteur de sa propre vie passée, présente et futur à la manière du superbe cycle des Romanesques de Robbe-Grillet. Ici, les déplacements géographiques et temporels opérés grâce au tramway, fil conducteur de l’espace et du récit, transporte Claude de ses lieux de vacances dans l’enfance à une chambre d’hôpital à l’âge mûr. La grande souplesse de l’écriture simonienne (ses parenthèses constituent le tissu mémoriel et analogique du texte) assure une continuité allègre à ce roman à la fois dense et aéré. Chez Simon comme chez Faulkner, l’écriture s’arrache fréquemment à sa contingence temporelle, refusant de marquer trop profondément son temps dans la réalité éphémère et trop référentielle d’une ville du sud. L’espace du mythe s’ouvre rapidement à nous, avec l’aide de ces métaphores qui transportent cette réalité dans un espace imaginaire et fantastique. Ce sont ces conducteurs de tramway, que la mère-veuve du narrateur affuble du sobriquet d’ « hommes troncs », ce qui « faisait d’eux des créatures en quelque sorte mythiques (mi-humaines, mi-végétales) ». Cette même mère (le même pour Simon ne demeure pas longtemps étranger à l’autre) qui, dans la lutte contre son agonie, se voit prescrire de manger des boulettes de viande crue comme ces « deux aigles captifs que l’on pouvait voir déchiqueter dans leur cage quelque carcasse pourrie ». Le narrateur enfin, qui n’échappe pas à cette réification-animalisation, est transformé sur son lit d’hôpital en machine à vivre.

Ce bestiaire échappé d’Ovide, qui renvoie à La Route des Flandres et à son capitaine de Reixach, homme-cheval pour l’éternité, témoigne de l’inquiétante étrangeté qui s’empare insidieusement du récit chez Claude Simon. Sont convoqués ses vieux compagnons de route, les Goya, Breughel ou Jérôme Bosch, qui montrent que l’écriture chez Simon est aussi affaire d’optique. Ces peintres du grotesque et de la peur laissent planer une sourde menace, comme ces malédictions familiales (la bonne porte un « long visage d’Erinye », la grand-mère « un masque de tragédie, blafard et saupoudré de gris » ) et leur médiocrité flamboyante qui relèvent autant d’Eschyle que de Mauriac. De ce tourbillon mortifère, balayant cette eau qui dort, émergent quelques figures préservées de ce désastre. Il n’est guère fortuit que ces dernières soient placées sous l’égide de Proust. En épigone du jeune Marcel, Claude tombe en admiration devant une fillette à la vitalité exubérante et dont le saut à pieds joints dans une pièce de théâtre rappelle celui « d’Andrée, la jeune compagne d’Albertine, par dessus le pauv’vieux assis sur la promenade de Balbec ». Quant à l’un des héritiers du château voisin, blasphémateur et sexuellement épanoui, il se fabrique comme Charlus « un masque d’aimable cynisme derrière lequel se cachait quelque secrète mélancolie ». Claude s’amuse des humiliations familiales, leur préférant ces souvenirs indistincts de la chambre d’hôpital, où le flou et l’indistinct, fruits d’une descente aux enfers qui annonce peut-être la fin (à travers sa « cloche de verre », le narrateur perçoit une phrase dont il ne retient que le bel accouplement baudelairien de « fleur et de mort »), précèdent le retour à une chambre inondée de lumière.

Derrière cette bataille de la phrase remportée comme à son habitude, Claude Simon ressuscite miraculeusement les âges à travers un temps éternellement retrouvé, tel Neil Young, autre chantre du chaos originel : « I’m singing words between the lines of age ».