Six livres des Mémoires d’outre-tombe sont entièrement consacrés à Napoléon. Les éditeurs de La Petite Vermillon ont décidé de les publier à part, constituant un ensemble dont la cohérence réside autant dans le sujet que dans le point de vue adopté par Chateaubriand : « Je deviens maintenant historien […] ». En effet, ce volume peut être lu comme un texte historique : généalogie des Buonaparte, premières victoires, campagne d’Italie, campagne d’Egypte, consulat et empire, rapports avec ses femmes et ses généraux, campagne de Russie, Elbe, Cent Jours… tout est évoqué par Chateaubriand, de manière parfois trop elliptique pour des gens de notre siècle, mais toujours avec un grand soucis de justesse historique. Pourtant ce n’est pas là que réside le principal intérêt de ce Napoléon. L’essentiel est dans la plume de Chateaubriand. Dans les descriptions hallucinées de la retraite de Russie : « Ils tombent, la neige les couvrent ; ils forment sur le sol de petits sillons de tombeau. » Dans des raccourcis oxymoriques, à propos par exemple de la mort solitaire à Ste-Hélène : « La grandeur du silence qui le presse égale l’immensité du bruit qui l’environna. » Dans ses prophéties : « […] la postérité lointaine découvrira cette ombre par-dessus le gouffre où tomberont des siècles inconnus, jusqu’au jour marqué de la renaissance sociale. » Mais la plume de Chateaubriand n’est jamais aussi réjouissante que quand elle est acerbe, quand elle trace d’une même ligne le portrait et ses ombres : « Par une infirmité de nature, Bonaparte préférait souvent son côté petit à son grand côté », et l’auteur prend plaisir à ne jamais oublier le petit côté.
L’écriture toute en parallélismes de Chateaubriand s’ébat dans l’ambiguïté du personnage autant que dans la complexité des relations entre les deux hommes. Il raille mais ne rechigne pas à l’édification du mythe. Car si l’écrivain a toujours combattu l’empereur, il sait néanmoins que trop abaisser l’adversaire nuirait à sa propre grandeur : « Bien de petits hommes à qui j’ai rendu de grands services ne m’ont jugé si favorablement que le géant dont j’avais osé attaqué la puissance. »