Bien que franchement grandiloquent, le titre (la version anglaise, A Gesture life, est tout de même plus sobre) ne doit pas rebuter : avec Les Sombres feux du passé, le romancier américain Chang-Rae Lee signe un livre d’une rare beauté et, ce qui ne gâche rien, d’une grande élégance de style. Lee, fils d’un psychiatre nord-coréen réfugié à Séoul, a trois ans lorsqu’il arrive aux Etats-Unis avec sa famille : ses brillantes études à Yale et ses années d’analyste financier à la Bourse de New York en font, d’une certaine manière, le parfait exemple d’une intégration sociale et professionnelle réussie ; voilà peut-être l’un de ses plus tangibles points communs avec son narrateur, Franklin Hata, paisible retraité d’origine coréenne qui s’est efforcé, toute sa vie durant, de s’élever au rang de concitoyen modèle au sein de la petite ville de Ridgewood, dans le New Jersey (là où l’écrivain, bien sûr, réside lui-même). Sa trajectoire tumultueuse a en quelque sorte fait de cet homme poli et attentionné, honorable vendeur de matériel médical, un spécialiste du camouflage personnel, capable de s’immerger tout entier dans la culture japonaise lorsqu’il est adopté par une famille de Tokyo durant son enfance, dans la culture occidentale ensuite lorsqu’il émigre vers les Etats-Unis, dans la banlieue new-yorkaise, après la guerre. Avec une admirable subtilité, le romancier met en relief cette inconsciente obsession de l’assimilation silencieuse et ce permanent souci d’une respectabilité raisonnable et dépassionnée qui l’accompagne.

L’impeccable quiétude de sa retraite dorée cache pourtant d’inoubliables failles qui surgissent dans le récit à la manière de flashbacks involontaires. La première a trait à cette fille adoptive, d’origine coréenne elle aussi, qu’il n’a pas su empêcher, malgré sa volonté de bien faire, de bousiller son adolescence en compagnie de petits truands locaux puis de disparaître complètement. La seconde date de la guerre : officier de santé dans les rangs de l’armée japonaise, Hata a effectivement joué, plus ou moins sciemment, le mauvais rôle dans le traitement des esclaves sexuelles -coréennes, comme lui- réquisitionnées pour le bien-être (le  » confort « , en langage militaire) de ses frères d’armes. La gravité des thèmes choisis et leur étrange banalité, conjuguées à la précision feutrée d’un style classique et sans heurts, n’altèrent en rien la puissance et la beauté de ce texte majeur sur l’échec, l’oubli et l’apparence. Si le livre est dédié à l’idole littéraire de Chang-Rae Lee, le poète Garrett Hongo, c’est à John Cheever que l’on pense en réalité à la lecture de ces pages mélancoliques, tristes et dignes. Ce deuxième roman (le premier, non traduit, s’intitulait Native speaker), superbe portrait d’un homme qui, à force de vouloir être apprécié partout, finit par ne plus trouver sa place nulle part, impose d’ores et déjà le talent de Chang-Rae Lee comme l’un des plus sûrs de la jeune littérature américaine.