Maylis de Kerangal avec Tangente vers l’est, Cécile Ladjali dans Aral donnent de l’Est lointain deux visions étonnamment proche, entre mythe, rêve, clichés et réalité, deux récits de fuite et d’apaisement, deux courts écrits des grands espaces, de l’infini et de l’enfermement.

Tangente vers l’est, c’est l’histoire d’une course vers un bout de monde, à bord du Transsibérien. A l’origine du texte, le voyage à bord du train légendaire organisé au printemps 2010 par France Culture pour une vingtaine d’écrivains et poètes français. Maylis de Kerangal embarque pour un Moscou-Vladivostok dont elle ramène des notes de voyage, transformées en cette Tangente, une centaine de pages dont l’écriture déborde, scande le rythme des wagons qui avancent à travers la neige, le froid, les jours, les nuits. Le paysage sert de guide, avec pour toile de fond la fascination de l’immense plaine russe. Le train force le rapprochement entre Hélène la française, passagère de première classe, et Aliocha le russe, embarqué pour son service militaire, deux personnages improbables mis en valeur par la figure ultra réaliste des provodnitsi, gardiennes hôtesses du Transsibérien. Le hasard réunit leurs errances, leurs peurs, leurs solitudes. Le voyage force à l’intimité malgré la barrière de la langue, l’écriture, rapide, fluide, se substituant à la langue des signes et aux silences. Par delà l’aventure, ces quelques heures arrachées au néant qui tissent un improbable lien, Maylis de Kerangal brode autour d’une Russie fantasmée : « Elle a de la Russie une dimension tragique et lacunaire, montage confus où s’enchainent la chute fatale d’un landau dans un escalier monumental d’Odessa, le tison brulant sur les yeux de Michel Strogoff, la gymnaste Elena Moukhina qui voltige aux barres asymétriques, le visage de Lénine, Soyouz, Eltsine saoul, le sourire d’un jeune milliardaire qui rachète le club de foot de Chelsea, les tops-model, la mafia, les meurtres, le holdup du pays, le cauchemar tchétchène, le visage de Poutine, le hall d’immeuble où vivait Anna Politovskaia ; elle n’a jamais vu la place Rouge, les bulbes de Saint Basile et la Volga gelée, ne parle pas un mot de russe mais a lu Anna Karénine trois fois, chante la mélodie du Docteur Jivago et sait encore par cœur la taïga, la toundra et la steppe ». En faisant appel aux clichés, l’auteur éveille avec une économie de mots précieuse l’essentiel de l’imaginaire accolé à l’« âme russe ». Ce n’est pas un hasard si le récit culmine au moment du passage le long du lac Baïkal, « tour à tour la mer intérieure et le ciel inversé, le gouffre et le sanctuaire, l’abysse et la pureté, le tabernacle et le diamant, il est l’œil bleu de la terre, la beauté du monde ». Sur la base de ressentis, de paysages plus grands que nature, un univers se (re)met en place.

Cécile Ladjali dans Aral n’utilise pas les mêmes ficelles. Elle s’appuie sur une image vue et revue, celle d’un bateau échoué sur le sable, la mer invisible, la désolation d’anciens villages de pêcheurs abandonnés au sel et au désert. Au-delà de la catastrophe écologique, elle convoque le lecteur au chevet d’une région morte, asséchée, oubliée, vestige de l’ancien empire soviétique, province kazakhe abandonnée. Au milieu du néant, elle aussi campe un couple irréel. La chercheuse obsédée par le retour des eaux, le violoncelliste sourd, génial compositeur. Le texte se tisse dans le silence, entre le printemps 1971 et le mois d’avril 1986.

Ici encore, il est question de ressentis, de sensations, de sentiments, les affres de la jalousie dénaturant un environnement condamné. A moins qu’elles ne lui rendent sa part de vérité. Le silence d’Alexeï qui bourdonne sans cesse à ses oreilles renvoie à l’oubli de la petite ville, à la disparition de l’eau, à l’éloignement de Zena sa femme, à l’écroulement de l’Union soviétique. Symbole de ces effondrements successifs, l’île de Vozrozhdeniya, théâtre d’expérimentations chimiques et bactériologiques, berceau de la peste : « Ainsi nous étions en enfer. Mais dans un enfer ordinaire où les damnés composaient tant bien que mal avec leur damnation », se rappelle Alexeï, perdu dans ses souvenir, à la recherche de lui-même. « Souvent je me dis que le monde s’efface à cause de moi : je l’ai usé à force de contemplation prolongée. C’est pour cela que j’ai construit un univers musical rien que pour moi. Il est inattaquable parce que parfaitement invisible ». Au-delà, il est question de quête d’absolu, frayant avec la folie. « Un chantage odieux se trame entre la mer et moi. Elle veut que je joue pour elle. Parce qu’elle aussi est malade. La mourante est joueuse. J’ai intérêt à être plus fort qu’elle. Entre les jambes, l’instrument. Le bois rouge et odorant. Ma puissance. La mer. Elle monte. Elle m’écoute. L’auditrice. La sublime. Entre toutes mes maitresses, la plus fidèle peut-être. Aliénés, nous sommes deux fous enamourés ». Le compositeur cherche la huitième note, la note muette ; Zena cherche l’eau. Cécile Ladjali raconte la création, l’interprétation, l’écoute, l’abandon, les origines ; et son écriture se fait toujours plus épurée, hommage à ce qu’elle nomme, elle-même, la Légende.