D’abord, l’émerveillement. Feuilleter les pages de ce livre qui ne reproduit que des chefs-d’œuvre admirablement photographiés, dont la présence s’impose avec une force rare sur le fond blanc de la page, c’est laisser le regard s’imprégner des formes et des volumes, éprouver le choc d’une beauté aux cent visages, s’abandonner ou se raidir au contact de ces bois lisses ou rugueux, des bronzes patinés, des marbres polis, des grès poreux. Puis, peu à peu, de ces sculptures si variées, émergeant des quatre coins d’un monde et d’un temps qui n’ont jamais été les nôtres, l’œil écoute une voix unique, la même qui inspirait ces mots d’André Malraux dans l’Introduction générale à la Métamorphose des Dieux : « Pourtant ni les dieux, ni le Cosmos, ni la mort, ne suffisent à emplir la voix profonde qui unit le désert aux étoiles, comme ailleurs le flamboiement de la grande forêt au soleil de midi, les vallées emplies du ululement désespéré des singes à la naissance du jour, l’infini des moissons chinoises à la sérénité du ciel, les cavernes magdaléniennes aux profondeurs de la terre. (…) Qu’y a-t-il donc de commun (…) entre toutes les formes qui captèrent leur part d’insaisissable ? Elles imposent la présence d’un autre monde. Pas nécessairement infernal ou paradisiaque, pas seulement monde d’après la mort : un au-delà présent. » Cette présence qui anime chacune de ces statuettes si différentes, qui unit, par-delà les continents et les siècles, une statuette cycladique, un bâton de divination iroke, une sculpture de la Nouvelle-Irlande ou de Papouasie, une figurine précolombienne ou esquimau, une statuette jomôn, fascine le spectateur tant par la diversité de ses expressions que par la constante de sa force. Le regard esthétique qui nous est proposé se transforme insensiblement, mais aussi irrésistiblement, en un dialogue avec les mystères dont elles sont toutes habitées. Chaque œuvre, à chaque page, renouvelle ainsi la grande démonstration de l’Art.

Jean-Paul Barbier-Mueller a décidé, pour accompagner cette présentation de cent joyaux des collections qu’il préside, de demander à un certain nombre de personnalités du monde de l’art -artistes plasticiens (A. Tapiès, G. Baselitz, D. Buren, A. Messager, A. Garouste, Chr. Boltanski), écrivains (M. Butor, J. d’Ormesson, Ph. Sollers, J. Semprun), architectes (R. Meier, Chr. de Portzamparc), couturiers (Chr. Lacroix, S. Rykiel), gens du spectacle (B. Wilson, R. Petit, C. Deneuve), directeurs de musées, etc.- d’écrire un court texte sur une œuvre choisie et dont ils ne connaissent pratiquement rien. Aucun n’est, a priori, spécialiste de ces arts dits primitifs. Ce sont donc à des exercices d’admiration qu’ils sont conviés, comme tout visiteur de l’exposition. Et l’intérêt de cette démarche n’aurait en effet pas été moindre, sauf du point de vue commercial, si, au lieu de s’adresser à des noms célèbres, quelques visiteurs avaient été interrogés au hasard, puisque c’est en définitive la confrontation de sensibilités contemporaines, dans un cadre muséal, avec des œuvres conçues dans une tout autre perspective, qui est ici présentée. Or, presque tous soulignent l’extraordinaire présence de ces œuvres, en perçoivent le mystère et la formidable énergie, font ressortir, par-delà les transformations infligées au corps humain, l’humanité toute intérieure qui émane de ces figures. Presque toujours s’instaure un dialogue entre des sensibilités que pourtant tout sépare, dialogues variés, par leur contenu comme par leur forme, du tutoiement à la poésie, mais qui, à quelques exceptions près, révèlent que ces œuvres ne laissent jamais indifférent, qu’elles bouleversent, qu’elles modifient profondément notre façon de vivre et de voir.

Ainsi, grâce à la qualité de ses reproductions, ce beau livre invite chacun de nous à poursuivre ce dialogue avec les œuvres qui peuplent notre musée imaginaire.