Carson McCullers n’a pas eu le temps d’achever son autobiographie. Depuis plusieurs années, de violentes attaques la consumaient. Elle finit sa courte vie alitée et dicte à des proches. Le texte était, pour lors, demeuré inédit, quoi qu’en partie cité dans la biographie de Josyane Savigneau. On le sait, Carson McCullers fait partie de ces auteurs qui ont totalement transposé leur vie dans l’écriture, jusqu’à la rendre méconnaissable. Elle savait que la fiction a bien souvent la politesse de rendre nos vies plus belles. Alors pourquoi une autobiographie ? Parce que le moment était venu, sans doute. Sentait-elle la fin venir ? Toujours est-il qu’il lui aura fallu s’expliquer sur son trajet. Comprendre ce qui est arrivé. Carlos L. Dews nous avertit toutefois dans la préface : cette autobiographie est inachevée et partielle. Carson n’y montre que ce qu’elle a envie de montrer. Et, après tout, on n’a pas envie de le lui reprocher. La curiosité qui nous anime n’est pas tant une soif de véracité… On est juste impatient de voir comment cette romancière, qui possédait un univers si singulier, se débrouille avec le récit de sa vie. Et force est de reconnaître que l’écrivain est toujours à l’œuvre. Carson ne peut s’empêcher d’en faire trop, d’en faire un roman. D’où des extrapolations, des ellipses, des miroirs déformants.

Il n’empêche, l’enfant née à Colombus, Géorgie, a mené une vie des plus tumultueuses, une vie romanesque. Jeune pianiste talentueuse, elle ne pense qu’à une chose : quitter cette ville et faire carrière. Elle choisit finalement l’écriture et connaît un succès immédiat avec Le Cœur est un chasseur solitaire. Amie proche de Tennessee Williams, entre autres, le conduite de sa carrière est scandée par la maladie, de nombreuses femmes et un homme : Reeves McCullers. Humaine, trop humaine, consternante d’une certaine façon, cette histoire d’amour n’est que déchirements, séparations et retrouvailles. Carson et Reeves ont décidé qu’ils seraient écrivains mais Reeves reste toujours dans l’ombre de sa femme, il sombre dans l’alcool (elle l’accompagne souvent) et cette relation sera toujours rattrapée par leur homosexualité latente ou avérée. Tout cela est dit en filigrane, avec pudeur, on devine. Mais si dense et raté qu’il nous apparaisse, ce mariage impossible et ses complications sont pourtant bien le matériau brut où Carson est allée puiser pour construire son univers de solitude, d’amour non partagé, de triangles fatals. C’est la part de nuits blanches du livre.

Et puis, il y a les illuminations. C’est l’écriture. Le processus créateur sur lequel Carson n’hésite pas à s’attarder. On pense à Virginia Woolf (que, pourtant, elle ne parvenait pas à lire) -même conduite à l’aveugle, mêmes énigmes dans la jaillissement de l’inspiration. Il lui faut du temps avant de comprendre quelque chose à ce qu’elle écrit, elle marche à tâtons. Jusqu’à la  » révélation »,  » l’illumination ». A force de labeur, d’entêtement, une forme surgit. Comme souvent, les traits majeurs de l’œuvre naissent de l’incompréhensible, de l’imprévisible, d’actes manqués certainement.

Enfin, il y a la voix de Carson, l’écrivain, lorsqu’elle raconte comment elle a mis au four un poulet sans le vider (fortement déconseillé, visiblement), comment la maison de Colombus a brûlé, comment elle a rédigé l’adaptation théâtrale de Frankie Adams dans un hôpital psychiatrique en dictant à une infirmière qui restait de marbre là où Carson se trouvait très drôle… Oui, il y a ce quelque chose de fantasque et d’émouvant qui dut, bien souvent, être odieux chez elle, ils sont nombreux à en attester. Mais qu’importe. Nous voilà dans l’intimité d’une romancière de génie. Et la voilà nous racontant ce qu’elle ne nous aurait jamais dit si, par chance, nous avions pu la rencontrer, muets d’admiration et elle, embarrassée et très certainement ailleurs.