Que peut écrire, aujourd’hui, un écrivain algérien ? Ou plutôt, comment ? Face à la barbarie, ne reste-t-il que le témoignage neutre du journaliste, le pamphlet dénonciateur, l’essai ?
Amin Zaoui, de façon intransigeante et sereine, a choisi la forme romanesque -et le diptyque qu’il publie aujourd’hui, Sommeil du mimosa / Sonate des loups, lui donne incontestablement raison. Dans le premier de ces deux courts textes, l’horreur des exactions des « barbus » n’est jamais prise directement pour sujet : elle en est le cadre nécessaire, inévitable. Ainsi Mehdi, le narrateur, est-il « directeur du service communal de l’organisation des funérailles », aussi peu à sa place dans ses fonctions qu’un personnage de Kafka, mais à ce titre, « plus connu que le maire » d’Alger. Amateur de vin, sensible au charme de sa sensuelle voisine (« Une femme à l’âme nue, toute nue comme une violette ! »), Mehdi entretient avec la langue un rapport neuf, débarrassé de toute référence littéraire, comme s’il était revenu aux origines mêmes de la littérature : « Je me jette dans le feu ! Le feu de la narration !

« Dans des paragraphes très courts, jamais plus longs qu’un verset, la modalité exclamative domine, le ton est celui du prophète (« J’ai quarante ans ; l’âge de la prophétie ! ») mais Mehdi prophétise peu.
En dépit de ce qu’il entend (« Des tirs. Je tire les persiennes »), en dépit même des listes de morts que sa secrétaire -« calme, sauvage et compétente dans la présentation des informations »- lui communique chaque jour, Mehdi s’efforce de vivre, d’observer ses proches, de les aimer. Mais on sent que l’abomination ambiante, qui apparaît brusquement au détour d’un paragraphe, est difficilement contenue. Les brusques changements de sujets reproduisent le désordre des pensées, mais le rythme rapide donne surtout au lecteur le sentiment d’une urgence : celle qu’insuffle la peur.

Dans le second volet du diptyque –Sonate des loups-, il procède différemment. Dans un monde où « il n’y a qu’Abel, Caïn et la mort./Le tueur, le tué et le couteau », il n’est pas d’échappatoire. Le narrateur, journaliste et universitaire, mène « une vie semi-clandestine », terré dans une garçonnière devenue « étouffante ». A l’écoute de sa ville -Oran- « poursuivant sa descente en enfer, encerclée, envahie par les monstres », le bruit des tirs et des ripostes le tient dans la peur et la proximité de la mort.
Pour faire taire « les minarets (qui) hurlent comme des loups », le narrateur fait résonner sa voix dans sa solitude, convoque des souvenirs, pense à celles qu’il a aimées, mais en revient toujours à ce qu’il a voulu conjurer : la violence de tous les instants, abrutissante de présence. Le style est incroyablement saccadé, haché ; certaines formules, quelques pensées, reviennent de façon incessante, obsessionnelle : le pouls du texte bat au rythme de la peur. Le désespoir lui-même est sec ; l’horreur est telle qu’elle ne laisse plus la possibilité de s’abandonner à l’affliction : « On ne pleure pas, on se contente de compter nos morts./ On n’a pas le temps de pleurer, le pleur est une grande méditation ! »
Les deux textes, impressionnants de maîtrise, entretiennent un rapport charnel à la langue. Dire qu’il sont un acte de résistance littéraire accompli, déchirant face à la barbarie, réduirait leur portée. Ils sont un véritable moment de littérature : la marque d’une voix profondément singulière et cependant universelle qui s’élève bien au-dessus des conditions où elle trouve son origine.