Adrian Nicole LeBlanc a passé plus de dix ans sur son roman. Dix ans à se plonger au coeur d’une communauté portoricaine qu’on observe généralement de loin, avec ses figures locales de la drogue, avec l’argent, avec ses femmes, ses filles, ses mères et grands-mères d’à peine 30 ans, ses gamins en dérive, ses dealers désorientés. Pourtant, rien ne la prédestinait à devenir l’auteur de ce texte. Rien avant un procès à couvrir, à la fin des années 1980, pour son magazine de l’époque, Seventeen. On entre dans le texte sans a priori : on tient, comme le titre l’indique, un roman sur le Bronx. Au bout de quelques pages, on se sent curieusement en prise avec un réel très éloigné du notre, mais qui sonne cruellement vrai. On vérifie. Incroyable. Du vrai, rien que du vrai. Tout a commencé le jour ou Adrian Nicole LeBlanc s’est trouvée chargée de couvrir le procès d’un dénommé Boy Georges, 18 ans, dealer portoricain arrêté à un moment de sa carrière où chaque jour passé lui rapportait, grâce au commerce d' »Obsession » (son héroïne vedette), plus d’un million de dollars. Quelle vie que celle-ci ? « Ce qui avait débuté comme le portrait d’un jeune homme remarquable se transforma en saga familiale complexe ».

Sous la plume de la journaliste, et dans sa vie, surgissent alors des personnages fascinants, hauts en couleurs, bouillonnants de vie, d’espoirs, d’attentes. Jessica, compagne de Boy Georges et Coco, premier amour de Cesar, le petit frère de Jessica, sont les deux femmes autour desquelles se nouent les histoires. Tout est jeté dans ce texte qui débute au début des années 1980 et suit au fil des années les évolutions personnelles des différents protagonistes, les transformations « de société », l’âge d’or de la drogue vendue sans peine dans les rues, le tout-répressif qui a mis les dealers à l’ombre pour longtemps. De « La rue » à « S’en sortir », première et dernière parties du roman, avec les intermèdes « Prison » et « Petite ville », les femmes mènent leur vie et, en même temps, se laissent mener. Même de loin, même quand les hommes ne sont plus là. Mères à 15 ans, leur copain derrière les barreaux à 16, elles sont les seules figures immuables (et donc interchangeables) du quartier… Et ces figures féminines acquièrent une dignité remarquable, poussées par le besoin d’aller de l’avant, de sauvegarder leur honneur, leur famille. Symptomatique, le nombre d’enfants qu’elles ont toutes : parce qu’elles n’ont pas le moyens d’une contraception efficace, bien sûr, mais aussi parce que les enfants sont l’avenir, qui ne peut pas être plus sombre. Leur vérité est là, à la fois proche et lointaine des clichés ordinairement véhiculés. Avec les trafics, les fusillades, les morts, la prison et, plus loin, les heures passées devant une télé qui débite ses séries, les heures passées à ne rien faire, à attendre, à s’habiller, échanger des fringues, attendre encore, téléphoner. Triste réalité du quotidien, ennui des jours ordinaires.

Adrian Nicole Leblanc réussit un petit miracle : celui d’un reportage violemment visuel qui fait pénétrer même les plus étrangers à ces lieux au coeur d’un Bronx mal connu. Son travail de journaliste est remarquable, une écriture documentaire, sans aucun jugement, appuyé sur des heures d’enregistrement, de films et de discussions. Rien n’est édulcoré, les personnages parlent tout à tour, le lecteur est témoin, rien ne lui est épargné. Les vies défilent, on passe d’un extrême à l’autre, face à une vérité crue que rien ne dissimule. Finalement (elle le dit elle même, rien de nouveau dans ce livre) : pauvreté, manque d’instruction, méconnaissances des possibilités offertes, à qui veut s’en sortir… c’est une vieille histoire. La meilleure raison qu’on puisse trouver pour lire son livre.