Cela pourrait être une variation étrange et surréaliste sur le thème de la parfaite absurdité de l’institution et du broyage mécanique des masses qu’elle permet : Adam Bodor n’a-t-il pas lui-même fait les frais des délires policiers et bureaucratiques de la Roumanie communiste en fréquentant plus souvent qu’à son tour ses prisons ? C’est peut-être d’ailleurs derrière les barreaux de sa cellule que cet écrivain né en Transylvanie en 1936 (et réfugié en Hongrie au début des années quatre-vingts après ses démêlés avec l’administration Ceaucescu) a appris à laisser courir son imagination jusqu’à s’édifier un monde littéraire personnel dont on a déjà pu apprécier la singularité dans la Vallée de la Sinistra, insolite roman noir où éclatait déjà une vertigineuse propension à voir et décrire l’univers sur le mode absurde. Le ton reste identique dans ce court roman (une centaine de pages) dont l’incroyable fantaisie, lorsqu’on y regarde d’un peu près, cache une intensité angoissée et péniblement oppressante ; l’amoncellement massif de faits, d’anecdotes cartoonesques, de situations rocambolesques et de dialogues à la limite de la psychiatrie semblant en définitive conçu pour conduire tout droit vers l’abîme. L’histoire, donc, si tant est qu’un résumé soit sérieusement possible. Bienvenue à Bogdanski Dolina, fascinante bourgade paumée quelque part dans les Carpates, dont on comprend qu’elle fût jadis pleine de vie. L’arrivée des « chasseurs de montagne », mystérieux colonisateurs racistes, a cependant mené la ville à ce qu’elle est aujourd’hui : une friche industrielle en déroute, contrôlée par une administration tentaculaire dont les membres sont tous déguisés en ecclésiastiques barbus.

Les éléments subversifs sont envoyés dans un camp d’internement tout proche ; une gigantesque décharge publique surplombe la ville et l’inonde de relents méphitiques qui suscitent généralement l’évanouissement de ceux qui n’en ont pas l’habitude. C’est justement le cas de Gabriel Ventuza, débarqué dans le patelin pour y récupérer le cadavre de son paternel défunt, et qui sombre dans un sommeil de plusieurs jours avant de se réveiller à poil et délesté de sa bourse. Le reste est histoire de barbes, de parfums, de mouettes (?) et de séminaristes agressifs (ils passent leur temps à lapider les prisonniers du camp), d’archevêques vainement attendus et de rivières qui changent de cours de temps à autre. Entre la bande-dessinée et le film d’horreur de série Z, le conte kafkaïen et le cauchemar moyenâgeux, Adam Bodor signe là un texte fascinant et insolite dans lequel le temps et l’espace semblent ne plus vraiment avoir la même consistance qu’ailleurs. Ecrit d’une plume sèche, laconique et volontiers badine, il met les évidences sens dessus dessous et projette dans une dimension étouffante et excessive propice à la noyade. Rien n’y est tout à fait normal, la raison n’y a plus vraiment cours, l’absurde y grandit sur la trame hétéroclite de faits puisés ici et là : dans le sillage d’un Dino Buzzati ou d’un Beckett, Bodor s’impose avec cette Visite de l’archevêque comme l’un des plus inclassables représentants d’une littérature de l’Est qui n’en finit plus de surprendre, architecte insolent de mondes oniriques inclassables dont l’interprétation donnera vraisemblablement du fil à retordre aux chercheurs en littérature moderne pour les cinq ou six prochaines décennies.