De bourgade maudite pour touriste-joueur à se faire peur, Silent Hill est devenu le cauchemar de plusieurs générations d’architectes-développeurs pour toujours renvoyés à la gloire passée de trois premiers épisodes réputés inégalables. A chaque nouveau titre de la licence, les voit-on errer, hagards, se battre avec les fantômes de supposés maîtres (quand il s’agissait plutôt d’un collaboratif) dont ils ne saisissent que le frisson du passage. Du fin fond de leurs calvaires ressentis par le joueur au parcours de leurs laborieuses copies rendues, les entend-on en filigrane hurler : « Putain mais C’EST OU SILENT HILL ? ». Est-ce la ville purgatoire jungienne ? Où vivent les monstres à difformités symbolico-sexuelles ? Là où les armes cassent ou bien durent ? Un brouillard épais ou simplement son idée, la désorientation ? L’obscurité ou le contraste ? La psychanalyse de Crime et châtiment ou la communauté malade de Rosemary’s baby ?

Essayer de rebâtir Silent Hill, c’est se balader sans GPS ni boussole, cartographe de l’impossible, culpabilisé par un héritage initial génial (bien que dépassé, eh oui, tout arrive) et moralement obligé à relever le niveau d’une succession fin de race, médiocre. Bien sûr tout n’est pas à jeter dans ce qui suivi les trois premiers épisodes. Shattered memories de Climax sur Wii se payant même le luxe d’être sa plus grande déviation, une très fidèle trahison quand Homecoming alignant les clichés « silenthillesques » surnageait à peine dans les eaux peu profondes de son manque d’ambition.

Paradoxalement, c’est sans doute grâce à l’égarement aventureux et psychotique que constitue Shattered memories que le studio Vatra, à qui a été confié ce nouvel opus, a pu se permettre de prendre le large et de dresser la perspective de nouveaux horizons. Mais quel enfantement au regard des multiples défauts techniques et conceptuels qui entachent Downpour ! Des combats mal gérés, des ralentissements graphiques honteux et des écarts de réalisation auquel s’ajoutent une gestion de la carte hasardeuse et un système de sauvegarde automatique totalement inadapté à ces nouveaux enjeux.

Autant de scories qui mettront à l’épreuve les nerfs de joueurs pourtant gâtés par ailleurs par un fond cohérent et généreux. En effet, l’éprouvante échappée du prisonnier Murphy Pendleton (jusqu’à son illusoire remise en liberté ?) qui suit le cursus quelque peu scolaire de la série (un nouveau lieu, une nouvelle résonance narrative, la progression par énigmes et combats jusqu’à l’obtention d’une bribe scénaristique permettant de mieux comprendre le « héros) se double ici de marges fascinantes. Défiant la linéarité des précédents épisodes, Downpour laisse toute latitude à l’exploration, forçant celle de certains édifices par la pression constante que représentent les monstres errant dans les rues (tension qui se voit dramatiquement renforcée par l’arrivée de la pluie). Aux quelques maisons qui laissent leurs portes ouvertes, à chaque accès par une échelle de secours, au joueur la promesse inédite d’une petite histoire d’horreur, d’un conte macabre rappelant aux bons souvenirs d’un Creepshow, des épisodes de The Hitchhicker ou des Contes de la crypte. Souvent soignées, dérangeantes, tristes, ces missions annexes aux liens tantôt ambigus tantôt nuls avec l’histoire de Murphy transforment Silent Hill en terrain de jeu et d’exploration d’un nouveau type pour le survival horror. Quelque chose comme le luxe de pouvoir prendre du recul, du souffle sur sa propre histoire et son dévoilement lancinant par un voyeurisme actif de tous les autres destins brisés dans la ville fantôme de Konami et toujours porté par un art de l’énigme dont Downpour marque le grand retour. A ce titre, tortueuses, souvent très bien contextualisées et intelligemment nivelées selon la difficulté choisie, les énigmes de ce nouvel épisode méritent (littéralement) réflexion à un niveau jamais atteint depuis celles, terribles (et moins bien intégrées), du premier épisode.

Plus loin, si les étranges limites techniques sus-citées ne venaient noircir le tableau, Downpour pourrait se targuer d’afficher une réalisation doublée d’une direction artistique (à l’exception des monstres « de base », laids dans le mauvais sens du terme) d’une cohérence sans faute et sublimée par des passages qui marient le sens du détail à la désolation, la ruine la plus totale. A ce niveau, il faut remonter à Silent Hill 3 pour retrouver un tel talent à peu ou proue raconter du drame en agençant quelques meubles. Son monde altéré, déroulé en véritable course poursuite dans un cauchemar architectural, offre des visions mémorables et tout entières concentrées sur la culpabilité refoulée de son protagoniste. Dernier détail et non des moindres, l’ambiance sonore tissée par le compositeur des musiques de la série Dexter, contre toute attente, s’avère convaincante, dépressive et angoissante tandis que l’usage des morceaux rock ou jazzy commentent l’Odyssée de Murphy à la façon d’un choeur antique.

Au petit jeu des inventaires de cette énième tentative de renouer avec un passé glorieux, Downpour s’affiche fâcheusement à la fois comme le pire et le meilleur épisode depuis la trilogie des débuts. Un titre médiocre et brillant et inversement, à cheval entre deux réalités en tension constante. Un crève coeur qui entre en résonance accidentelle de ses multiples fins.

S’il serait criminel d’aller plus loin dans l’évocation de ses dénouements, dirons-nous simplement que l’un d’eux à la grâce vénéneuse de soudain mettre le joueur en position de comprendre le voyage à Silent Hill comme un dernier moment de salubrité. Et elle est peut-être là, la grande idée à creuser pour tous les développeurs perdus dans l’antre de la folie konamienne : faire de cette traversée ludique et schizoïde la cérémonie d’adieux à l’humanité d’un salaud finalement très ordinaire.