Discuter d’un jeu avec ses concepteurs après y avoir joué est un exercice assez ludique en soi. On tente alors de conforter ses impressions, formuler une certaine conception de l’espace et des mécaniques du jeu vidéo, en espérant que ces pistes puissent toucher juste, et au-delà éclairer la vision que l’on s’était faite jusqu’ici. Pour la sortie de son premier titre, l’ambitieux Remember Me, DONTNOD nous a ainsi conviés à visiter ses locaux surplombant le nord de Paris. L’occasion de découvrir le fonctionnement du studio, et s’entretenir lors d’une table ronde avec ses principaux concepteurs et co-fondateurs. Assez fier de cet espace flambant neuf, le patron Oskar Guilbert nous fait ainsi un tour du propriétaire, rapide et efficace : plusieurs équipes de dizaines de personnes, responsables de la programmation, du design ou de l’écriture, détachées dans deux grands open space qui communiquent par une large salle de présentation. Une ligne de commande claire qui rejoint les premières impressions que laissent le jeu, bel équilibre entre action façon beat’em-all et phases de déplacements dans la lignée d’Uncharted, avec en toile de fond une histoire qui fait voyager le joueur dans un Paris cyberpunk dominé par une société contrôlant les souvenirs de chacun. Sponsorisé par le mastodonte japonais Capcom, Remember Me est une belle promesse dans le paysage d’un jeu vidéo français quelque peu morose. Un objet imparfait, comme peuvent l’être les galops d’essai, mais qu’on n’oubliera pas.

 

A l’origine de Remember Me, il y a une volonté simple, comme le confie Alain Damasio, directeur narratif du jeu et référence de la SF (La Zone du Dehors, La Horde du Contrevent) : « L’idée était de montrer un paradigme technologique très intrusif, donnant la vision d’un monde auto-contrôlé et régulé à l’extrême. Afin de véhiculer cette idée de la manière la plus frappante possible, il fallait que ce paradigme s’attaque à la pire chose à marchander sur ce plan là : nos propres souvenirs ». Dans le Néo-Paris de Remember Me, c’est un dispositif connecté à la nuque de tous les citoyens de la ville qui permet le partage et le stockage de souvenirs : « un concept à partir duquel on déplie sans cesse, en se demandant par exemple quelle gouvernance pour un tel monde, quel mode de vie… et forcément quelles dérives et résistances cela impose. Perte de l’identité, manipulation collective, etc. ». En projetant cette idée profondément actuelle (explosion des réseaux sociaux, société de transparence) dans un cadre futuriste, le jeu donne accès à un univers lointain, d’une densité et d’une cohérence impressionnante. Mais par cette thématique comme par son univers visuel et sonore, il évoque aussi une familiarité qui permet de rendre le joueur curieux de ses moindres détails. « Dans mon travail, on a souvent tendance à penser que l’ennemi c’est le cliché. Mais dans le jeu vidéo, il faut cette familiarité pour qu’on puisse s’y ancrer, des marqueurs afin de le rendre accessible ». Ainsi le fait qu’au début du jeu Nilin, l’héroïne, soit amnésique participe à cette volonté de placer le personnage au même niveau que le joueur pour donner ce sentiment de (re)découverte, « une mécanique de narration courante mais ici justifiée par rapport à la thématique, et surtout très puissante d’un point de vue pour l’immersion du joueur ».

 

A l’image de son héroïne, Remember Me est donc affaire de réminiscence, exigeant un immense travail sur le plan visuel et sonore pour extrapoler le Paris futuriste dans lequel évolue le joueur. Aleksi Briclot, directeur artistique en témoigne : « Notre démarche n’était pas seulement plastique. C’est une approche de prospective plus globale pour capter notre époque et les tendances actuelles, que ce soit dans les domaines de l’architecture, de l’urbanisme ou de la mode. Il faut savoir qu’au début du projet, nous avions plusieurs villes en tête, Tokyo, Sydney, San Francisco… On a fait le choix de Paris parce que c’est une ville touristique avec une identité très forte pour tout le monde. En tant que parisiens, il était de plus très facile de s’en nourrir et intégrer une foule de détails pour rendre cet univers vivant. C’était une porte d’entrée claire par rapport à nous, sur laquelle on s’est amusé à incorporer des classiques du genre, faire du prototypage, mettre des androïdes, etc. ». Par rapport à ses contemporains (Deus Ex, notamment), Remember Me révèle ainsi une esthétique moins fade que ce que le cyberpunk produit habituellement, avec des environnements urbains moins anonymes. Des premiers pas de Nilin dans un vingtième arrondissement laissé à la merci de « junkies mémoriels » jusqu’au charme préservé du quartier latin, le jeu bâtit une illusion mondaine sollicitant le propre regard sur Paris, si bien qu’on se surprend parfois à simplement s’arrêter pour examiner tel détail ou telle scénettes disséminés parmi tant d’autres.

 

Frappe aussi la manière dont le joueur est amené à parcourir l’espace du jeu, passant par les moindres recoins de Néo-Paris, traversant des appartements, empruntant toits, balcons, échelles, ou souterrains. Le jeu étonne par son sens de la verticalité qui contraste avec l’horizontalité de Paris, en multipliant notamment les petits mouvements de caméras panoramiques dès que Nilin termine une ascension. Une démarche entièrement voulue par le directeur de développement Jean Maxime Moris, car « un bon jeu vidéo implique d’abord des cassures de rythme, et doit donner aussi l’idée de gravir une montagne, progresser vers le haut pour donner le sentiment de récompense, de mesure du chemin parcouru comme accomplissement en soi. C’est pourquoi on a toujours voulu garder en tête ce concept de verticalité pendant le développement du jeu ». Le légendaire Ico de Fumito Ueda, pour le rapport du joueur à l’espace qu’il visite, constitue aussi une référence dont se réclame Remember Me, notamment dans les déplacements de Nilin. Mais « au contraire d’Ico, dont l’univers est plus fermé et simple, l’espace d’une ville comme Paris pose justement problème pour exprimer cette verticalité  – 144 mètres séparant seulement le point le plus bas du plus haut ». Un problème qu’il a donc fallu contourner et résoudre par le game-design.

 

A ce titre Aleksi Briclot rappelle qu’au départ, « le projet, qui s’appelait « Adrift », donnait une importance plus prononcée à la dérive climatique et montée des eaux ». Il en reste encore trace dans Remember Me, avec la présence du « meriphérique », un gigantesque barrage encerclant la ville. Une donnée qui a nourri l’univers du jeu tout en permettant de travailler l’espace pour rendre son relief plus riche, avec entre autres des zones affaissées par des catastrophes structurant Paris en trois couches : le « Deep Paris », inondé, puis le « middle Paris », plus proche du Paris d’aujourd’hui, et enfin une dernière zone où se situe les immenses tours autonomes de Memorize, la société que le groupuscule de Nilin combat. L’un des grands tours de force du jeu est de créer ainsi à partir du Paris connu par chacun un espace où coïncide une double exigence : ludique (verticalité, rythme de progression), et narrative (symbolique d’une société divisée des bas fonds jusqu’à son élite), pour « tracer une ligne claire et ascendante » dans le parcours du joueur ; et tant pis si en pratique le jeu ne peut s’empêcher de faire revisiter certains endroits ».

 

Hélas, c‘est justement quand le jeu se détache de ces intentions qu’il est moins convaincant. Comme dans des derniers niveaux où l’identité visuelle semble basculer dans la SF pure, ou encore lorsqu’arrivé dans la forteresse finale, on avance de couloir en couloir, porté dans une histoire qui perd aussi en amplitude au fur et à mesure des révélations sur le passé de son personnage. Mais si le jeu semble faiblir progressivement à ce niveau jusqu’à tomber dans une certaine balourdise symbolique, il y a toujours dans Remember Me un salut qui vient par le jeu. Ainsi quand le joueur doit s’infiltrer dans une Bastille reconvertie en prison, il s’agit en même temps de fureter avec un savant balai d’ombres et lumières, se jouer d’un immense faisceau balayant ingénieusement l’espace sur le principe du panoptique de Bentham. Une phase résumant tout l’enjeu de Remember Me et le besoin de se protéger contre une entité omnipotente et réticulaire. Le jeu propose aussi deux nouveautés de gameplay qui s’inscrivent à la fois dans la thématique du souvenir, et dans des mécaniques que le jeu revisite et expérimente. Le « Memory Remix » d’abord, parent du point’n click culte Ghost Trick ou de la jouissive mécanique des Destination Finale, amène à modifier le flux de souvenir d’un personnage, pour ensuite le bouleverser dans sa globalité et manipuler le joueur. Ensuite, le « Combo Lab », rappelant le travail sur la mémoire procédurale à l’œuvre dans les réminiscences de Jason Bourne, permet de varier l’impact des combos dans les phases de jeu. Si leur exécution peut sembler limitée, elle révèle une géniale relecture du rhythm game. Un mélange entre REZ et P.N.Ø3 où « l’orchestre national de France serait glitché avec Aphex Twin ».

 

Sans révolutionner le genre, Remember Me bâtit une série de petites expérimentations comme autant de nouvelles pistes d’évolution possibles, tout en s’écartant sciemment de certaines tendances actuelles telles que la marotte du choix moral ou l’open world. On est ainsi toujours orienté pour suivre une voie claire et tracée, qui non seulement fluidifie le rythme et la narration, mais permet tout un travail d’intensité et densité, tout cela au nom d’une même idée du jeu vidéo. Jean Maxime Moris : « lorsqu’on parle de liberté, j’ai toujours en tête la comparaison du joueur de jeu vidéo avec une souris qui fait tourner la roue dans laquelle elle est prisonnière. C’est comme dans les soi-disant choix moraux qu’on propose dans Fable ou Infamous, et qui ne se résument qu’à des options, pour finalement n’amener à aucun questionnement moral ». Assumant le cadre arbitraire et fermé du jeu vidéo, Remember Me préfère ainsi délivrer un discours avec l’ambition de faire réfléchir plutôt qu’agir, à l’image de la remise en cause et des tiraillements de Nilin, après avoir participé indirectement à un acte terroriste ou un meurtre. Parce qu’il reste enfin la conviction pour Moris et son équipe qu’il est possible de faire déborder le jeu de son cadre fermé, DONTNOD va à contre courant : « Sur le plan de l’immersion dans un monde, le jeu vidéo va plus loin que tous les autres médias. Avec Remember Me, notre but était d’enrichir la narration d’une foule de micro-détails et de stimuli mineurs étendus à l’environnement du joueur. De sorte à créer non pas un monde ouvert, mais tel que par ce souci du détail il est aussi possible de s’arrêter et se raconter sa propre histoire ». Une volonté qui résume bien, en définitive, le propos du jeu: rendre le joueur libre de créer ses propres souvenirs.

 

Lire le « making-of » de DONTNOD dans Chro n°1, en kiosque