Mavros Sedeño a créé NaissanceE tout seul dans son coin, ce qui est de moins en moins rare chez les développeurs indé. Mais la performance ici impressionne tant le jeu présente des environnements gigantesques parmi les plus vastes jamais vu. Le joueur est amené à les traverser, les visiter et s’y perdre, ou seulement les contempler de loin selon la configuration du niveau. C’est d’ailleurs à peu près tout ce qu’il aura à y faire puisque NaissanceE ne tourne qu’autour de son décor auquel il faut se confronter directement. Pas d’ennemi, pas de mission, ni d’autre but que de progresser jusqu’au bout, tout n’y est qu’une longue fuite en avant d’autant plus vertigineuse qu’elle contraint systématiquement à s’accorder à un level design complexe, capricieux et obéissant à des lois physiques aléatoires. Comprendre le lieu, s’adapter à lui sans autre indication que les sens – qui y sont par ailleurs bien malmenés – est tout l’enjeu du gameplay.

On pourrait comparer NaissanceE à Mirror’s Edge, autre jeu d’exploration architectural en vue subjective, dont il pourrait être une version réduite à sa plus simple expression. Mais la force du titre de Limasse Five, contrairement au blockbuster de DICE, provient justement de l’économie restreinte de son développement, des concessions que Sedeño a dû faire pour des contraintes de temps, de budget ou tout simplement de capacité technique. Son parti pris d’aller vers l’épure, de se limiter aux actions les plus élémentaires et d’ôter toute dimension narrative, tire le jeu vers l’abstraction. Le décor par exemple est dénué de texture, il n’est qu’un amas de surfaces nues, sans couleur ou presque, uniquement habillées de lumière qui confère au jeu son étrange beauté. Cette dernière semble d’ailleurs avoir sa propre autonomie, aidant le joueur ou lui faisant faux-bon au grès de ses humeurs, le désorientant totalement. NaissanceE est un monde de sons (grande importance de la musique), de particules et de matières aux formes parfois familières (on y décèle un bar, des immeubles, des conduits d’aération…), parfois totalement étrangères mais qui semblent toutes animées et régies par une même force supérieure. S’il n’y a pas d’adversaire à combattre, c’est peut-être parce que le décor en est justement un, un boss unique qui s’affronte de l’intérieur, un monstre d’architecture à parcourir, un niveau léviathan.

En revanche, tout ce qui est organique est évacué du jeu, à commencer par l’héroïne (qui a un nom : Lucy, comme la première femme de l’humanité), qu’on ne voit jamais à l’écran, vue subjective oblige, mais qui existe par le biais de sa respiration qui se contrôle pendant les courses et lui donne une présence physique concrète. À l’opposé des Assassin’s Creed, où l’escalade semble aussi fastidieuse qu’une promenade printanière dans un parc, l’effort parait ainsi bien réel, éprouvant. Le personnage n’existe pas dans sa matérialisation mais dans ses sensations.

Qui est Lucy ? Que fait-elle là ? Quel est ce lieux ? Sont des questions que le jeu maintient sciemment en suspens, ce qui lui permet d’atteindre sa dimension métaphysique. En s’ouvrant à toutes les interprétations possibles, entre ses fausses pistes, ses énigmes, son titre et sa fin ouverte, NaissanceE devient pour chaque joueur, peut-être plus radicalement encore que les jeux bac à sable, une expérience unique et personnelle, un véritable écran de projection qui se nourrit de celui qui y joue. Preuve, s’il en était encore besoin, de la réjouissante créativité de la scène indé qui ne cesse de montrer qu’il y a décidément encore beaucoup à faire dans le jeu vidéo avec pas grand chose. Jeu de plate forme sensoriel, survival oppressant, balade contemplative ou pure expérience esthétique: NaissanceE, tout comme son level design, est un jeu protéiforme qui rend un peu vaine toute tentative d’en tirer une vision définitive. La seule certitude, c’est qu’entre sa métaphore fœtale et son monde vivant mais sans âme qui vive, il renvoie le joueur à la première et la plus immuable des conditions humaines : une profonde solitude.