Dans le premier Silent Hill, il y avait ce moment aussi jubilatoire qu’éprouvant au croisement de la technologie et de la logique de jeu, quand la manette se mettait à battre au même rythme que le coeur de son héros à bout de souffle. Sans soin dans son inventaire, les minutes qui suivaient mettaient le joueur dans la position de la véritable survie, un inconfort de jeu total qui ne laissait temporairement d’autres choix que la quête effrénée d’un moyen de sortir de cet état à la frontière du bug, en priant pour qu’aucun monstre ne surgisse pour mettre un terme à ses souffrances. C’était en 1999. 13 ans plus tard, la majorité des jeux d’action-aventure combinant exploration et affrontements régénèrent gentiment la santé, quand ils n’étalent pas assez de moyens de guérison pour continuer sereinement l’aventure, avec ce sentiment pénible d’être un surhomme suivi par un médecin traitant invisible.

Puis il arrive que des game designers décident de remettre le jeu vidéo sur les rails d’un voyage aussi périlleux que dérangeant. From Software l’a fait avec Demon’s souls et son excellente suite (Dark souls – notre jeu de 2011), c’est au tour, et contre toute attente, d’Ubisoft de réitérer l’exploit. Si Dark souls a fait du décès du joueur la clef de voûte de son architecture conceptuelle et pédagogique, I am alive reste radicalement du côté du vivant, par la mise en situation dans des conditions d’hostilités extrêmes, et sans l’artifice des montées de niveau salvatrices propres à la logique du jeu de rôle.

Revenu chercher sa femme et sa fille dans une ville effondrée par une catastrophe, Adam doit non seulement se frayer un chemin sur et à travers des building écroulés, subir les dommages d’un air devenu par endroit irrespirable mais également faire face à l’hostilité et la détresse des rares survivants. Tandis que la modernité ludique la plus répandue impose de mâcher le travail du joueur en le parant d’une capacité super héroïque à pratiquer l’escalade, à sauver la veuve et l’orphelin et à casser du punk post-apo, le titre d’Ubisoft Shanghai le met littéralement, physiquement et moralement, à poil.

Chaque centimètre d’ascension verticale ou de simple suspension fait baisser l’endurance, chaque saut pour joindre deux parois, éloignées pourtant que d’un mètre, en grignote une large portion supplémentaire… jusqu’à son épuisement (qui ne signifie pas forcément la mort, parfois pire). De fait, chaque déplacement se doit d’être soigneusement planifié. Il en va de même des rapports sociaux… ou ce qu’ils en restent. Dans le spectacle de désolation totale qu’étale la ville, l’écho de voix humaines est rarement synonyme de contacts confraternels ou de tentatives de reconstruction du lien humain. Et c’est précisément dans les contours vagues de ce « rarement » qu’I am alive double sa logique de survie physique (par le geste athlétique) d’une préservation de l’humanité (par la morale). Quand bien même on arrive rapidement à identifier à quel type de survivant on croise (du blessé réclamant un soin immédiat au loubard sans foi ni loi en passant par ceux qui ne font que défendre leur peu de possession), à l’image de son épaisse nappe de poussière, le titre d’Ubisoft provoque une myopie sociale encourageant toujours à la plus grande prudence. A l’observation minutieuse des comportements, à l’infiltration préalable plutôt que la confrontation directe. Si des survivants en état de faiblesse posent des cas de conscience insolubles par rapport aux provisions qu’il vous reste (et qui vous manqueront-ou pas-plus tard), ceux plus agressifs, selon leur nombre, exigent une attentive étude de leur meute. Parce que les balles sont rares, parce que le monde d’I am alive est déserté des miracles, au joueur le seul choix de gérer au mieux l’impatience de ses poursuivants, le bluff d’une munition qu’il n’a pas, l’effet de surprise et la mise à terre des mâles alpha provoquant l’intimidation des loubards les plus faibles. Aucun jeu auparavant n’a poussé si loin l’intégration de la stratégie proprement psychologique à une confrontation de type FPS.

Au jeu des traductions Toubon, pourrait-on faire suivre la proclamation « Je suis en vie » d’un « mais le doute m’habite ». I am alive a l’intelligence de nimber de mystère tout ce qui peut exciter l’imagination du joueur. De l’origine de la catastrophe à la localisation des êtres chers. Treize ans après Silent Hill, ce modeste jeu en téléchargement ouvre un gouffre. Il est la faille de San Andreas du jeu action-aventure dont le héros, Adam, relègue aux rangs d’aimables mais néanmoins falots pantins les Ezio et autres Nathan Drake. Il est le point de rupture où le jeu vidéo accepte d’abandonner un peu de son indulgence paternaliste pour embrasser un no future sans compromis. Jusque dans sa conclusion aussi frustrante que géniale, vous aurez faim, vous aurez soif, vous serez errant, désespéré et vulnérable. Votre conception de l’humanité se réduira à ce que vous pourrez en observer. Renvoyé face contre terre à votre propre peur du manque, et à votre méfiance immédiate à l’égard de l’autre, quel genre de personne serez-vous ?