Alors comme ça, Gears of war ne serait qu’un simple shoot, version simplifiée et gonflée aux anabolysants des « tomclanceries » plus ou moins tactiques d’Ubisoft (Ghost recon et Rainbow six, pour les non-initiés) et qui ne ferait finalement pas grand chose de plus que le formidable Resident evil 4, sorti en 2005 sur GameCube puis sur PlayStation 2 ? C’est gênant, ça, quand même, pour un titre censé nous faire franchir une étape supplémentaire dans l’évolution des jeux vidéo, vendu comme le porte-étendard d’une nouvelle génération de consoles. Il ne faut donc pas s’étonner que certains ne se soient pas privés de le relever, reprochant au titre d’Epic (les créateur d’Unreal) de nous tromper sur la marchandise. C’est vrai : Gears of war n’est ni le nouvel Halo de la Xbox 360, ni le jeu qui nous fera oublier la génération de consoles précédente. Et alors ? Est-ce vraiment une raison pour s’arrêter là ? Pour considérer qu’une fois qu’on s’est contenté de pointer un doigt accusateur vers un jeu qui n’a pas forcément demandé à endosser un costume bien trop large pour ses frêles épaules, tout était dit, qu’il n’y avait rien à rajouter ?

C’est un peu court. Gears of war est tout de même un des meilleurs jeux d’action de ces derniers mois. C’est peu et c’est déjà beaucoup : ça n’arrive pas aussi souvent qu’on pourrait le croire. Un shoot, donc, à la troisième personne, avec un aspect gentiment stratégique, puisqu’il s’agit ici d’éviter les runs kamikazes sur des aliens assez hideux, surgis des profondeurs de la planète avec la ferme intention de tout péter sans distinctions, pour privilégier les combats à couvert. Sans aller jusqu’au one-shot = one-kill, Gears of war apprend la prudence et la patience au joueur adepte du nettoyage à la Rambo. On y meurt très vite, quelques balles, ou un malheureux coup de crosse, suffisent à vous envoyer ad patres, au paradis des gros warriors déguisés en boîtes de conserve. Forts de ce concept, les game-designers d’Epic se sont régalés en créant toute une succession de champs de bataille où l’emplacement de chaque muret délabré, de chaque carcasse de voiture, de chaque bidon en acier indestructible, a été mûrement réfléchi. Tout y est merveilleusement à sa place, à tel point qu’on pourrait presque se sentir un peu prisonnier d’un parcours trop balisé, qui laisse finalement peu de place à l’expérimentation ou à l’improvisation : on échoue, on recommence, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on atteigne le prochain checkpoint. On joue sur des rails, toujours un peu frustré de ne pas pouvoir s’écarter du chemin pré-établi pour visiter les magnifiques décors qui restent, la plupart du temps, fermement ancrés à l’arrière-plan. Ca n’est pas forcément un mal : croire que ce genre de jeu, très cadré, n’a pas d’avenir, ou qu’il n’a plus rien à dire, tient du fantasme de journaliste JV lyrique en plein délire prospectif. Tous les jeux vidéo de demain ne ressembleront pas obligatoirement à GTA.

L’intérêt de Gears of war est ailleurs, dans sa capacité à détourner son concept de départ, ni très original, ni très propice au renouvellement : apprendre au joueur à se déplacer par à-coups, à évaluer les risques avant chaque retraite, avancée, ou pas de côté. Puis remettre cette mobilité réduite en question en confrontant le joueur à des situations plus inattendues. Les trois premiers chapitres de Gears of war excellent à ce petit jeu de déstabilisation. Ici, ce sont des chauves-souris voraces qui vous réduisent en bouillie si vous avez la malheureuse idée de quitter une zone lumineuse ; là, ce sont des créatures radioactives et suicidaires qui vous foncent dessus sans réfléchir et explosent comme des bombinettes dès que vous leur avez réglées leur compte. Jamais très loin des terres dévastées du survival-horror, comme bon nombre de shoots récents (de Doom 3 à F.E.A.R), Gears of war possède une incroyable faculté à créer de l’imprévu qui lui permet de conserver un rythme soutenu, durant, au moins, les deux premiers tiers du jeu. A partir du quatrième acte, il n’évite pas totalement le piège de la redite et le recyclage. Et s’il trouve toujours un moyen d’offrir de nouvelles perspectives à ce retour un peu facile aux affrontements urbains « classiques » -la villa assiégée, grand moment-, difficile de ne pas y voir une très légère panne d’inspiration qui finit par plomber un final sans véritables surprises.

D’ici un an on aura peut-être oublié Gears of war. Son esthétique étrangement délicate de la destruction, capable de faire ressembler un immeuble délabré à une cathédrale byzantine, ou une station de pompage à un palais des mille et une nuits. Sa curieuse façon de mettre en sourdine son intrigue de série B, ses personnages caricaturaux et son univers, comme s’ils n’avaient pas vraiment d’importance face à des combats si intenses et si brutaux qu’il peuvent aisément se passer de la moindre justification scénaristique. Alors que le jeu d’Epic semble conçu pour gagner, pour suivre toutes les tendances qui agitent le petit monde très suiveur des jeux vidéo, il ne semble absolument pas déterminé à marquer les esprits au-delà de son époque. Après tout, il est probable qu’à l’avenir on en verra d’autres. Des jeux encore plus beaux, plus malins, plus en avance sur leur temps. Propulsé sur le devant de la scène pour satisfaire d’obscurs enjeux commerciaux, Gears of war n’a désormais plus qu’à retourner modestement dans l’ombre, sous les applaudissements du public. Il n’a peut-être pas changé le monde. Mais il peut être fier du travail accompli.